Loin d’être dissociés des revendications, les “casseurs” sont au contraire des membres actifs des mouvements sociaux, “qui n’excluent pas une certaine forme de violence politique”. C’est l’analyse d’Hugo Melchior, doctorant en histoire politique contemporaine à l’université de Rennes II et militant marxiste révolutionnaire à la section Ensemble! de Rennes.
lelanceur.fr : Quel est le “vrai visage des casseurs” ?
Hugo Melchior : Je parle là de ce que je connais. À Rennes II, ces gens prêts à recourir à une certaine forme de radicalité, d’illégalisme, pacifique ou violent, sont des gens qui sont partie intégrante de la mobilisation, des lycéens, des étudiants, mais aussi des chômeurs ou des personnes qui travaillent. Ce sont des cadres de l’action qui n’excluent pas le recours à une certaine forme de violence politique. Certains sont révolutionnaires, anticapitalistes, encartés dans un parti politique ou non. Ils ont des profils divers mais ce sont mis au service de la mobilisation contre la loi Travail dès le début. Ce ne sont pas des éléments extérieurs, qui profiteraient du mouvement social. Je pense que c’est une erreur de les présenter comme ça.
Pourquoi les présente-t-on alors comme des personnes extérieures au mouvement ?
Dire qu’il s’agit de personnes extérieures aux revendications du mouvement social, c’est une façon de les isoler et d’en faire des gens indésirables qui profiteraient de la mobilisation pour assouvir de soi-disant pulsions destructrices. C’est l’idée d’une casse qui ne serait adossée à aucun projet de société, d’une pure violence nihiliste. C’est aussi une paresse intellectuelle. Ce n’est pas quelque chose d’inédit. La violence, dans les années 1950 ou 1960 était beaucoup plus dure, la répression également. Par rapport au climat de l’époque, on est à des années lumière. Les choses sont beaucoup plus pacifiées aujourd’hui.
Ne pas subordonner, a priori, le répertoire d’action au seul respect du cadre de la légalité établie”
Derrière ce terme de “casseurs”, vous écrivez qu’il s’agit d’une “construction” des pouvoirs publics et des médias. Dans quel but ?
L’Etat instrumentalise ces violences pour discréditer, pour jeter l’opprobre sur la mobilisation. C’est ce qui est parfois reproché à l’Etat, de laisser faire pour mieux instrumentaliser, pour justifier la répression et créer la division en interne. Chez les acteurs du mouvement social, il y a aussi l’idée que la violence serait faire le jeu du pouvoir, que ce serait tomber dans le piège de l’Etat.
Chacun est dans son rôle. L’Etat est là pour maintenir l’ordre. Il est prêt à supporter des manifestations de masse parce qu’on est dans un Etat démocratique, mais il ne tolère pas que des gens refusent de subordonner leur répertoire d’action à la seule légalité. Il se défend aussi contre un mouvement social qu’il considère comme un ennemi politique.
Dès lors, vous expliquez que cette violence rentre dans une “logique radicalement politique” ?
Dans toute mobilisation, on se pose la question des modes d’action, savoir si on inclut au mouvement une certaine forme de radicalité et jusqu’où on va. Ça peut être des actions d’occupation mais aussi une stratégie émeutière qui consiste à aller s’affronter avec les forces de l’ordre de manière raisonnée. L’idée est de ne pas subordonner, a priori, le répertoire d’action au seul respect du cadre de la légalité établie, à être prêt à assumer une certaine forme d’illégalisme si nécessaire, mais la violence politique seule est inefficace.
La question, c’est comment rendre la situation intenable pour le pouvoir, comment être le plus nombreux dans la rue, comment gagner la bataille de l’opinion pour donner envie aux gens de se mobiliser. Ça passe par des actions qui flirtent avec l’illégalité ou qui sont carrément dedans. Ce n’est pas un gage de réussite, mais ça peut créer les conditions de l’inversion du rapport de force et le recul du Gouvernement. Le CPE reste un cas d’école, avec à la fois une mobilisation importante dans les universités françaises, avec jusqu’à 3 millions de personnes dans la rue, et des affrontements parfois violents avec les forces de l’ordre. Cette articulation entre massification et radicalité est importante.
Le mouvement passe avant tout par des grèves actives”
Sauf qu’aujourd’hui, il n’y a pas de mobilisation de masse comme il y a 10 ans, avec le CPE…
On n’est pas du tout au même niveau. Le fait qu’il y ait si peu de monde dans la rue, c’est peut-être une conséquence des violences, mais c’est aussi l’effet que la lutte ne paye pas, le symbole d’une crise de foi dans l’action collective, fruit de la désyndicalisation, de la désindustrialisation…
Il n’y a pas non plus de grande mobilisation depuis plusieurs années. Les grands syndicats ont eux-mêmes du mal à mobiliser leur base militante, il n’y a pas de front unitaire. Ça joué dans la dynamique. Actuellement, le mouvement se traduit principalement par des grèves prolongées, une paralysie du pays qui grandit progressivement, notamment avec les raffineries. Au-delà des manifestations, le mouvement passe avant tout par des grèves actives.
Comment analyser le recours à la violence, s’il n’est pas accompagné d’une mobilisation de masse ?
À Rennes, cette forme de radicalité dans le mouvement est adossée à un projet de société radical, qui vise au renversement de l’ordre établi. Le point commun de ces militants, c’est aussi une idéologie a priori révolutionnaire. Ça ne permet pas tout. On n’est pas dans une situation de guerre civile non plus. Il peut y avoir une confrontation physique, mais il faut une retenue de la part des manifestants comme il y en a du côté des forces de l’ordre.
Ci-dessous, Lelanceur.fr publie l’article de Hugo Melchior, paru sur le site The Conversation.
Quel est le vrai visage des casseurs ?
Hugo Melchior, Université Rennes 2
Depuis plusieurs semaines, tandis que la mobilisation contre la loi travail se poursuit, les fameux « casseurs » réapparaissent dans les médias. Il semble qu’aucun mouvement social en France ne puisse faire l’économie de leur présence, et ce toujours pour le pire et jamais pour le meilleur.
En 1970, une loi « anticasseurs » fut votée pour juguler le phénomène « gauchiste », rendant juridiquement responsables les organisateurs d’une manifestation de toute violence commise. Si celle-ci fut abrogée en 1982 par le pouvoir socialiste, les casseurs n’ont pas pour autant disparu des manifestations. Mais ce n’est pas tant dans les textes de loi que l’on remarque la présence de casseurs, c’est dans les médias de grande audience qu’ils s’observent le mieux. Leur description est toujours la même : ils sont jeunes, radicaux, masqués et habillés tout en noir.
Une figure bien ancrée dans les médias et l’opinion publique
Leur comportement serait toujours le même : ils s’infiltreraient dans les cortèges, apparaissant toujours comme des éléments extérieurs. Ils provoqueraient systématiquement les forces de l’ordre en les insultant ou en leur jetant des projectiles de toutes sortes. Ils commettraient des dégradations en brisant des vitrines, détériorant du mobilier urbain et parfois brûlant des voitures.
Le couple de la peur face aux casseurs et du désir de ne pas s’associer à eux revient inévitablement lors des manifestations de rue. La construction de cette figure est fondamentalement articulée à un rejet et à une condamnation absolue du recours de la violence physique en politique, excepté celle de l’État détenteur du monopole de la violence physique légitime.
Ainsi en usant de la violence, ceux qu’on désigne sous l’étiquette de « casseurs » perdraient leur légitimité à s’exprimer sur la politique. Cette étiquette viserait à les disqualifier, à les tuer politiquement. Présentés comme des éléments extérieurs à la manifestation, totalement dissociés de celle-ci, ils feraient fi des raisons qui ont conduit à son organisation et ne s’en préoccuperaient d’ailleurs pas. Pire, ils seraient dans un rapport totalement opportuniste, de manipulation des manifestations légales qu’ils s’efforceraient de faire dégénérer pour en faire ce qu’ils veulent, c’est-à-dire un concentré de violences.
Dans cette figure construite par les pouvoirs publics et les médias, les « casseurs » ne sont pas des citoyens qui exerceraient leurs droits politiques, mais bien des personnes sans réelle idéologie, qui prendraient opportunément prétexte des manifestations de rue pour assouvir leurs pulsions destructrices.
Or, lorsqu’on observe les récentes manifestations, l’on est obligé d’admettre que les « casseurs » – personnes faisant preuve de violence – sont présents dans les manifestations depuis le début du mouvement. Lorsque, effectivement, ils en viennent à casser des vitrines d’établissements – banques, boîtes d’intérim, hôtels de luxe, et plus largement toute institution symbole du capitalisme –, ces derniers sont rarement choisis par hasard.
Ils deviennent des cibles politiques du fait de la fonction sociale qui est la leur. Aussi s’en prendre à eux, même symboliquement, constitue un acte hautement politique. Lorsqu’ils manifestent, s’affrontant directement aux forces de l’ordre, le visage dissimulé avec des foulards, c’est autant pour ne pas être identifié que pour se protéger de l’usage des grenades lacrymogènes par les forces de l’ordre. De plus si ces « casseurs » ont des masques ou des lunettes pour les yeux, des casques ou autres éléments de type armure, c’est bien pour se protéger des tirs tendus, à commencer des tirs de flashball pouvant engendrer des lésions irréversibles.
« Mouvances autonomes »
Mais tout cela ne nous dit rien sur l’identité politique de ces étranges et inquiétants « casseurs ». Dans les affrontements de rue, un certain nombre d’entre eux appartiennent à des « mouvances autonomes » : bien que n’appartenant pas à une organisation dont les statuts auraient été déposés en préfecture, ils apparaissent extrêmement organisés, structurés, revendiquant des objectifs politiques.
Participant aux mouvements sociaux, présents à la fois dans les manifestations, mais aussi dans les assemblées générales, les comités de mobilisation et autres organes de discussion, ils sont partie intégrante du mouvement social. Mais lorsque les affrontements éclatent, ce sont bien eux qui recourent principalement à la violence physique, par le biais de jet de pierre ou de feu d’artifice.
L’analyse empirique des manifestations de ces dernières semaines oblige à admettre qu’ils ne sont pas seuls : des militants révolutionnaires affiliés à des organisations légales, et d’autres étudiants, lycéens non organisés et parfois même des syndicalistes, salariés et des chômeurs sont présents à leurs côtés. Très souvent habillés de la même manière, pour les mêmes raisons de protection et de confidentialité, sans nécessairement participer directement aux affrontements. Par leur présence, ils permettent au noyau dur de ne pas se retrouver seul face aux forces de l’ordre.
Ainsi, ceux qu’on stigmatise avec l’étiquette infamante de « casseurs » sont, en réalité, des militants actifs du mouvement social, autrement dit des individus hautement politisés.
Logique politique
Les affrontements qu’ils provoquent délibérément avec les forces de l’ordre à un moment donné entrent dans une logique radicalement politique. En effet, ce sont les forces de l’ordre qui sont ciblées, c’est-à-dire les représentants du gouvernement présents sur le parcours de la manifestation. Les violences relèvent d’une stratégie, celle de la tension. Il s’agit de maintenir, d’entretenir, de faire perdurer la conflictualité, par-delà la manifestation de masse.
Cette stratégie est pensée comme associée à la massification indispensable du mouvement, en vue d’un recul satisfaisant du gouvernement. En effet, l’histoire des mouvements sociaux montre qu’il est difficile de faire plier un gouvernement sans assumer le fait d’aller au-delà du seul droit de manifester pacifiquement.
Les affrontements lors des manifestations de rue jouent ce rôle d’au-delà. Alors que la grève est un droit constitutionnel, l’affrontement avec les forces de l’ordre lui ne l’est pas. Sa condamnation et sa délégitimation sont donc extrêmement faciles.
La figure du « casseur » marque la fétichisation de l’ensemble du mouvement social. Derrière le « casseur » masqué, habillé en noir, usant de violence, c’est toute la réalité du mouvement social qu’on cherche à occulter : des assemblées générales aux revendications, des discussions lors d’une distribution de tracts au travail de décloisonnement des luttes. À cet égard, si les « casseurs » n’existaient pas, il faudrait les inventer.
Cet article a été écrit en collaboration avec Philippe Kernaleguen, étudiant en histoire à Rennes 2.
Hugo Melchior, Doctorant en histoire politique contemporaine, Université Rennes 2
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.