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Lyon-Turin : Quand la CGT traque la fraude au détachement

Pour accompagner les salariés et vérifier l’absence de fraude au travail détaché européen sur le controversé tunnel du Lyon-Turin, un collectif CGT tente d’y implanter un local syndical. Entre mythe et réalité sur l’emploi dans un grand chantier souterrain, reportage exclusif dans les entrailles de la montagne.

Descente. Les véhicules se sont engouffrés dans l’entrée noire de la descenderie de Saint-Martin-la-Porte, près de Saint-Jean-de-Maurienne. Au bout du tunnel de la descenderie, la galerie de reconnaissance, aujourd’hui en travaux. Dans ce cylindre titanesque où sera reçu le tunnelier qui creusera la suite de la galerie, des ouvriers casqués en gilets jaunes s’affairent sur des ferraillages au sol. D’autres, suspendus dans des nacelles, s’occupent des parois. L’atmosphère est terne, oppressante. Sous la lumière artificielle, entre les machines monstrueuses, les bottes en plastique pataugent dans une boue grise luisante.

Nous sommes le 10 mars 2016. La direction du chantier du tunnel de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin a accepté de recevoir un collectif CGT, qui s’inquiète de n’avoir aucun accès à ce grand chantier aux enjeux très politiques. “Ce qu’on demande, c’est un local intersyndical sur place, explique Antoine Fatiga, responsable Transport Cheminots à la CGT et ancien conseiller régional Front de gauche. Pour l’accompagner syndicalement, pour informer les salariés de leurs droits et pour vérifier qu’il n’y ait pas de dérives, notamment de fraude au détachement.” Car la CGT a choisi de faire de la lutte contre le travail détaché illégal un de ses chevaux de bataille ; elle prône l’égalité de salaire et de traitement pour tous les salariés, français ou détachés européens.

Autonomie ou esclavage moderne ?

Pendant la réunion qui précède la visite, le directeur du chantier Spie Batignolles TPCI, Florent Martin, se montre rassurant : même si les conditions de travail sous terre semblent pénibles, les rares accidents qui ont eu lieu sont minimes, les travailleurs présents sont très bien payés et il n’y a quasiment pas de salariés détachés étrangers.

Également invité, David Verdier, représentant CFDT du personnel de Spie Batignolles TPCI. Il travaille sur un chantier proche. Pour ce chef de projet, l’installation d’un local syndical n’aurait aucun sens : “Les délégués syndicaux ne connaissent pas les gens, ni l’histoire de l’entreprise. Je suis contre. Les salariés doivent garder leur autonomie.”

Pourtant, l’histoire récente du chantier du terminal méthanier de Dunkerque a montré qu’un local intersyndical pouvait avoir une certaine utilité. Après différentes actions de tractage en 2013, puis la mise en place de panneaux syndicaux “Ici, prochainement, local syndical”, le collectif CGT en charge du dossier du chantier du méthanier a organisé un meeting entre les deux postes de garde, et fini par arracher le fameux local en mai 2014. “Au début, les salariés ont peur et ne viennent pas, raconte Serge Leveziel, syndicaliste CGT chargé du suivi sur le terminal méthanier. Mais cela permet de marquer la présence syndicale, et de donner confiance. J’ai finalement pu rencontrer des salariés détachés roumains travaillant 56 heures par semaine pour toucher certains mois… zéro euro ! Tous leurs frais de transport et d’hébergement étaient déduits de leur paie… Les salariés restent parce qu’ils ont peur. De l’esclavage moderne.”

Histoire ordinaire d’une lutte

Sur le Lyon-Turin, le collectif CGT en charge du dossier rassemble des salariés syndiqués des groupes Eiffage et Spie Batignolles, mais aussi des cheminots et des responsables syndicaux. En 2015, ses membres ont procédé à plusieurs distributions de tracts devant la descenderie de Saint-Martin-la-Porte, actions qui se sont soldées par des altercations avec les agents de sécurité du chantier et des interventions de la Gendarmerie. En novembre 2015, une réunion en préfecture avec les différents acteurs du projet – de Tunnel Euralpin Lyon-Turin (TELT, la maîtrise d’ouvrage) jusqu’au groupement d’entreprises, en passant par les inspecteurs du travail – a conduit à cette visite syndicale du 10 mars. Malgré la concertation, le groupement d’entreprises se montre assez peu enthousiasmé par l’idée du local : “Les entreprises disposent déjà de délégués élus au sein de leurs effectifs et, de plus, présents sur le chantier. (…) Il n’est donc pas prévu d’installer un local intersyndical.”

Ces délégués “présents sur le chantier” sont malheureusement restés invisibles le jour de notre visite. Quant au collectif, il a du mal à retrouver ses syndiqués CGT parmi les centaines de travailleurs qui peuplent les galeries du chantier. D’abord, parce que la moitié est embauchée en intérim. Ensuite, même si chaque entreprise du groupement dispose de représentants du personnel – CGT, CFDT ou autres – au sein de sa propre structure, rien ne l’oblige à envoyer l’un d’eux sur un chantier donné. Il peut même ne pas y en avoir un seul. “C’est fait exprès, qu’il n’y ait pas de CGT sur ce chantier…, peste Yves Gauby, responsable Grands chantiers et Détachés pour la CGT, membre du collectif. On a eu le même problème au début sur le chantier du terminal méthanier de Dunkerque : tous les syndicats étaient présents sauf la CGT.” L’ancien maçon reste déterminé : “Je suis convaincu qu’il y a des salariés détachés sur ce chantier. On veut vérifier qu’ils vivent et travaillent dans de bonnes conditions. On obtiendra ce local.” Les quelques plaques d’immatriculation polonaises sur le parking semblent lui donner raison.

Le mythe de l’emploi sur les grands chantiers

D’exotiques salariés au cœur de la vallée de la Maurienne, alors qu’un protocole d’accord pour l’emploi et l’insertion a été signé en mai 2015, dans lequel les partenaires institutionnels et privés s’engageaient au recrutement local et régional. Le site rassemble aujourd’hui plus de 400 employés, dont 150, pour la plupart intérimaires, viennent de la Maurienne. “À l’échelle de la vallée, cent cinquante emplois, c’est plutôt bien”, observe Patrick Dieny, chargé de mission Lyon-Turin à la préfecture de Chambéry. Une autre cinquantaine d’intérimaires vient de Rhône-Alpes, de France et d’Europe. Reste les 200 salariés des entreprises du groupement – qui travaillaient sur d’autres chantiers avant d’être affectés à celui-ci –, les sous-traitants et les ouvriers de l’usine à voussoirs, ces voûtes en béton posées au fur et à mesure de l’avancée du tunnelier.

Sur les grands chantiers, tout le monde est subjugué par l’effet de masse. Mais les créations réelles d’emploi local sont faibles”

Si Jean-Jack Queyranne, l’ancien président socialiste du conseil régional, ou Louis Besson, l’ancien maire socialiste de Chambéry, promettaient la création de milliers d’emplois sur ce chantier, la réalité sera sans doute plus mitigée. Selon Patrick Dieny, le chargé de mission Lyon-Turin à la préfecture de Chambéry, 2 000 emplois continus sur le chantier de la Maurienne sont attendus entre 2020 et 2025. “Niveau emploi sur les grands chantiers, tout le monde est subjugué par l’effet de masse. Mais, en fait, les créations réelles d’emploi local sont faibles : la plupart des employés appartiennent aux ténors du bâtiment qui ont décroché les marchés, précise la socioéconomiste Jacqueline Lorthiois, spécialiste des questions de travail et de territoire. Le reste est généralement pourvu par des travailleurs détachés, un peu par le recrutement sur place, et par des sous-traitants qui peuvent avoir le plus grand mal à tenir leurs prix.”

Ces sous-traitants pourraient alors être tentés d’embaucher des salariés détachés à bas coût… Pour éviter les abus et surveiller les conditions de travail des employés, qu’ils soient sous-traitants, intérimaires, salariés d’entreprises, mauriennais ou polonais, la CGT poursuit son combat de négociations et d’actions contre la fraude au détachement.

Chantier du Lyon-Turin – Descenderie de Modane © MaxPPP

Un tunnel dans les tuyaux

Filiale du groupe Spie Batignolles, Spie Batignolles TPCI est spécialisée dans les travaux souterrains. Mandataire d’un groupement d’entreprises franco-italiennes composé d’Eiffage TP, CMC di Ravenna, Ghella SpA et Cogeis, elle a décroché ce marché d’ouvrages de reconnaissance en mai 2014, pour un montant de 391 millions d’euros. Par la suite, elle espère remporter les marchés pour les travaux du tunnel de base, qui n’ont pas encore été lancés ; Tunnel Euralpin Lyon-Turin (TELT), la maîtrise d’ouvrage, attend la ratification par les parlements français et italien du protocole additionnel signé le 8 mars 2016 à Venise en présence de François Hollande et Matteo Renzi, traitant du partage et de l’indexation des coûts du projet.

Ce projet de liaison à grande vitesse est très décrié, notamment en Italie. Donnant raison aux opposants, un référé de la Cour des comptes de 2012 soulignait un projet surdimensionné par rapport aux besoins réels, un pilotage insuffisant, des coûts très importants et une rentabilité socioéconomique discutable.

 

La fraude au détachement, une perversion du système

Accueillant 43 % des salariés détachés déclarés en France en 2013 (1), le secteur du BTP est très concerné par les problématiques de fraude au détachement. Si le statut de détaché permet normalement à un employeur européen d’envoyer ses salariés effectuer une mission temporaire dans un autre pays de l’Union européenne – en respectant le droit du travail en vigueur dans le pays d’accueil, notamment le temps de travail et les conditions salariales –, il est parfois dévoyé par certains entrepreneurs indélicats. Ceux-ci utilisent des sociétés “boîtes aux lettres” pour recruter dans des pays à bas coût, ne paient pas leurs salariés détachés aux conditions françaises, les font travailler davantage que leurs collègues français ou les logent dans des conditions scandaleuses.

  1. Source : Analyse des déclarations de détachement des entreprises prestataires de services en France en 2013, Direction générale du travail, novembre 2014.

 

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