À 48 ans, on dirait qu’il a été de toutes les batailles pour lutter contre les scandales sanitaires et environnementaux. Le lourd dossier de l’amiante dans les années 1990, celui des enfants atteints de saturnisme, les vétérans des essais nucléaires, sa victoire historique contre Monsanto ou encore la plainte dans l’affaire de pollution Volkswagen en 2015. Auprès de lanceurs d’alerte comme le célèbre Henri Pézerat, Me François Lafforgue s’est forgé une solide réputation en s’attaquant à de grands groupes industriels ou à l’État. Près de l’opéra Garnier, cet avocat engagé nous reçoit dans son cabinet parisien, devant une multitude de dossiers impeccablement annotés.
Le Lanceur : Vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte ?
Me François Lafforgue : Non, car ce n’est pas moi qui suis à l’origine de l’alerte, qui découvre qu’un produit dangereux est en lien avec des maladies dans une entreprise par exemple. En revanche, comme les lanceurs d’alerte, je dois être rigoureux et indépendant pour les accompagner dans leur combat. Il se trouve que notre cabinet ne défend que des lanceurs d’alerte, des syndicats ou des victimes. Jamais d’industriels ni de présumés responsables de crimes industriels ou environnementaux. Nous sommes très peu d’avocats à faire ça.
Nous travaillons ainsi en lien étroit avec l’association Henri Pézerat (1) qui regroupe des lanceurs d’alerte, des scientifiques, des inspecteurs du travail, des juristes ou des journalistes. On accompagne ainsi les lanceurs d’alerte dans leurs combats judiciaires en profitant des compétences de chacun.
Parmi ceux qui dénoncent les dangers sanitaires liés au travail, quels profils de lanceurs d’alerte avez-vous identifiés ?
Il y a plusieurs catégories de lanceurs d’alerte, selon moi. D’abord, il y a les scientifiques : les chimistes ou toxicologues comme Henri Pézerat, André Cicolella ou encore André Picot qui dénoncent les toxiques, mais aussi les médecins comme Gérard Barrat ou les sociologues comme Annie Thébaud-Mony et ses recherches sur les maladies professionnelles.
Je pense ensuite aux journalistes engagés, comme Stéphane Horel qui a travaillé sur les perturbateurs endocriniens, Fabrice Nicolino et François Veillerette qui ont écrit Pesticides – Révélations sur un scandale français. Puis il y a les syndicalistes. Il ne faut pas oublier que le Code du travail (2) prévoit un devoir d’alerte lorsqu’on prend connaissance d’une situation qui peut engendrer des problèmes de santé publique. Dans les entreprises, il y a également un droit de retrait si on est exposé à un produit dangereux. Il y a l’exemple de Josette Roudaire, qui était une jeune syndicaliste d’Amisol à Clermont-Ferrand, au début des années 1970, et qui a été à l’origine des premiers écrits et des alertes lancées dans l’affaire de l’amiante, aux côtés d’Henri Pézerat. Enfin, il y a les victimes. Ceux qui n’ont pas forcément de passé militant ni scientifique mais qui subissent de plein fouet une pollution ou une intoxication aux pesticides comme l’agriculteur Paul Francois face à Monsanto.
On pense avoir été mis sur écoute à une certaine période, sans qu’on ait pu le vérifier”
Quel est le lanceur d’alerte qui vous a marqué dans votre carrière d’avocat ?
J’ai commencé mon travail auprès des lanceurs d’alerte en 2000, avec le toxicologue Henri Pézerat, qui était LE lanceur d’alerte par excellence pour moi. C’est lui qui a sensibilisé l’opinion publique sur les dangers de l’amiante en 1975-1976, lorsqu’il s’est rendu avec des collègues de Jussieu à Amisol, une entreprise de filature d’amiante en Auvergne. Henri Pézerat faisait partie d’une organisation qui s’appelait ALERT. À l’époque, on parlait déjà de lanceurs d’alerte mais il n’y avait pas de réflexion sur un statut pour les protéger.
Lorsque vous avez travaillé avec Henri Pézerat sur le scandale de l’amiante, a-t-il subi des pressions ?
Effectivement, même s’il attaquait les industriels de l’amiante, il devait se défendre contre le lobby de l’amiante organisé à travers le Comité Permanent Amiante. Mais il était irréprochable au plan scientifique, extrêmement rigoureux, indépendant et incorruptible. Pour toutes ces raisons, il n’a jamais pu être l’objet de poursuites judiciaires. D’autres lanceurs d’alerte ont subi beaucoup de pressions pour ceux dont l’emploi était menacé, comme Marc Andéol de l’Association pour la prise en charge des maladies éliminables.
Vous-même, quelles pressions avez-vous subies lorsque vous étiez sur des dossiers face à l’Etat ou face à de grands groupes industriels ?
Je n’ai jamais subi de pressions au niveau privé. Bien entendu, on a tous subi des contrôles fiscaux mais, là aussi, il suffit d’être irréprochable et de préserver son indépendance. On pense aussi avoir été mis sur écoute à une certaine période, sans qu’on ait pu le vérifier… Donc, il faut être prudent, en rencontrant les lanceurs d’alerte sur les sujets sensibles plutôt qu’en échangeant par téléphone ou mail. Il est arrivé également que les ordinateurs de nos clients soient piratés.
Derrière chaque lanceur d’alerte, y a-t-il toujours une association ?
C’est rarement une personne isolée et il est préférable qu’il y ait une association ou un syndicat. C’est très lourd à porter seul. Le lanceur d’alerte est souvent présenté comme fou. On remet en cause son discours et sa vie personnelle parfois. Il est important qu’il soit soutenu pour asseoir son dossier. On s’en rend compte avec l’affaire de pollution industrielle d’Harsco en Bourgogne. On est en présence de riverains d’une usine de traitement d’un terril qui sont des victimes et qui souffrent de poussières chargées en métaux lourds. Ces lanceurs d’alerte ont pu se faire entendre et porter l’affaire devant les autorités publiques au moment où ils ont créé le collectif Stop Pollutions, et en s’associant à DECAVIPEC, une association de défense de l’environnement.
Il y a des syndicalistes ou des victimes salariées qui perdent leur emploi dès qu’ils lancent l’alerte”
Quelles sont les armes juridiques utilisées par les industriels dans les affaires que vous avez traitées ?
Nous sommes dans un rapport de force totalement déséquilibré, devant des industriels extrêmement bien organisés, sans limite financière et avec la possibilité de faire traîner les procédures. Dans le cas de l’agriculteur Paul François, intoxiqué par un pesticide, face à la multinationale américaine Monsanto, cela fait des années que la procédure dure. Monsanto a multiplié les procédures en faisant appel à des intervenants extérieurs juridiques, à des toxicologues ou des scientifiques grassement payés. Des personnes qui ont pignon sur rue et qui n’hésitent pas, quelques semaines plus tard, à vous offrir leurs services, alors qu’ils ont défendu Monsanto juste avant ! Cette stratégie consiste à étouffer l’adversaire en terme de délais de procédure et financièrement. Pour espérer obtenir gain de cause, il faut absolument que les victimes soient organisées, mobilisées. Et que la médiatisation soit à la hauteur de l’enjeu.
Il y a aussi le problème de la rétention de l’information de la part des institutions ou des industries. Comment obtenir d’autres preuves pour consolider les arguments du lanceur d’alerte ?
Tout mode d’accès à l’information, juridique, judiciaire ou autre, est bon. Dans l’affaire des pesticides de Monsanto, nous avons saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) puis le tribunal administratif. Et on a obtenu la condamnation de l’Etat à nous transmettre des dossiers d’autorisation de mise sur le marché. Pour le lanceur d’alerte, l’information peut venir d’un contact bienveillant dans une entreprise ou au sein d’une autorité publique.
Au niveau juridique, quelle est votre méthode pour défendre des lanceurs d’alerte ?
Il ne faut pas hésiter à explorer des voies judiciaires qui n’ont pas été encore explorées jusqu’à présent. Et c’est ce qu’on a toujours fait, avec mes associés Jean-Paul Teissonière et Sylvie Topaloff, dès les premiers dossiers de l’amiante, car ils ont été confrontés, les premières années, à des problèmes de prescription. La procédure engagée contre la société Monsanto était novatrice aussi, sur le plan juridique, dans la mesure où l’action était dirigée directement contre le fabricant du Lasso, Monsanto, alors que l’agriculteur avait acheté cet herbicide qui l’a intoxiqué à une coopérative.
Ce sont des procédures longues et les lanceurs d’alerte n’ont pas forcément les moyens. Quelles solutions existent ?
Oui, il y a des syndicalistes ou des victimes salariés qui perdent leur emploi dès qu’ils lancent l’alerte. Il faut essayer de trouver un mode d’indemnisation, en contestant le licenciement, par exemple. Pour financer la procédure, il y a la possibilité du crowdfunding maintenant avec le site Citizencase, une plateforme de financement participatif pour un meilleur accès à la justice. La collecte d’argent sur Internet permet de faire une avance sur honoraires, de payer des déplacements, des experts ou encore des analyses dans des laboratoires. On vient de l’expérimenter pour la première fois dans une affaire de pollution industrielle en Bourgogne.