À écouter : l’interview d’Olivier-Jourdan Roulot sur Sud Radio.
Des parlementaires mis en examen, des élus renvoyés devant les tribunaux, d’autres déjà condamnés… Pour ceux qui suivent les affaires corses, sous fond d’affairisme, d’assassinats de notables et de collusion entre pouvoir politique, milieux d’affaires et voyoucratie, c’est une révolution. Un homme est au centre de cette inédite opération mains propres : à la tête du parquet de Bastia, le procureur de la République Bessone bouscule les habitudes. Et le sentiment d’impunité qui régnait dans l’île pourrait bientôt n’être plus que le signe d’un folklore désuet.
Le Lanceur : Depuis un peu plus de deux ans, vous dirigez les enquêtes placées sous votre contrôle, au parquet de Bastia. Dans quel état d’esprit êtes-vous arrivé, avant de vous confronter à la réalité locale ?
Nicolas Bessone : Sans a priori. Au moment de ma nomination, Jacques Dallest (actuel procureur général à Chambéry, Dallest a exercé à Ajaccio, ndlr) m’a appelé pour me dire que c’était un poste particulièrement passionnant, et que mon passé à la Juridiction inter-régionale spécialisée de Marseille, dans le ressort de laquelle la Corse se trouve (la Jirs prend en charge les affaires insulaires les plus complexes, liées au grand banditisme et à la délinquance financière, ndlr), me serait utile. En réalité, le tableau qu’on m’avait dressé avant que je ne m’installe me ramenait vers des choses que je connaissais. Et auxquelles j’ai été confronté dans le Midi, avec cette élasticité entre la criminalité et l’affairisme. Enfin, je suis arrivé surtout avec une circulaire territoriale corse du ministère de la Justice.
Cette circulaire qui redéfinit la politique pénale dans l’île (1) a été prise après que les plus hauts responsables de l’Etat aient posé ce mot terrible sur ce qui se passait en Corse : mafia… Ce diagnostic correspond-il à ce que vous avez découvert sur place ?
Mafia, c’est un mot qui fait toujours peur. Effectivement, il y a quelques éléments qui laissent penser qu’on peut employer ce terme, notamment la porosité qui existe, et qui revient à mettre la pression sur les institutions… Après, ce sont des choses compliquées à étayer, avec cette difficulté particulière d’obtenir des témoignages, dans les affaires judiciaires. Ça aussi c’est une réalité qui complique le travail de la justice. Pourtant, je suis certain qu’il y a en Corse une volonté forte et bien réelle de la population d’en sortir. Chez tous ceux qui ne vivent pas de ce système et de ces porosités, mais bien au contraire les subissent.
“Si la justice fait son travail, il faut que la société la suive”
Ça suppose que les Corses aient confiance dans la justice…
Vous avez raison, cette confiance doit exister dans les actes. Et dans ce cas, si la justice fait son travail, il faut que la société la suive. C’est toute la difficulté. J’aime bien cette référence aux cercles de l’enfer de Dante (La divine comédie, Dante Alighieri, ndlr), parce que c’est parlant : si vous êtes à l’intérieur de ce cercle et que vous parlez, alors vous allez être en danger ; si vous êtes un pied dedans et un autre dehors, c’est quelque chose de compliqué ; enfin, si vous êtes en dehors de ce cercle, alors on peut témoigner sans risque, et ce même si la Corse est une petite société.
Porosité… Ce terme que vous employez, c’est vraiment ce qui marque les affaires corses depuis plusieurs années !
La porosité, ce sont ces liens existant entre le grand banditisme, des entrepreneurs et des hommes politiques – ceux qu’on peut qualifier de notables –, et quand il y a des choses qui circulent. Effectivement, il y a des frontières qui devraient être étanches et qui ne le sont pas toujours. Nous sommes et vivons ici dans une micro-société, sur un petit territoire où tout le monde se connaît. Pour nous aussi, dans notre travail, ça a des conséquences. Ca impose aux agents et fonctionnaires de la justice d’être particulièrement vigilants sur les informations dont nous sommes les détenteurs, pour éviter que ça ne fuite et que les personnes concernées par des procédures n’obtiennent des infos forcément confidentielles. C’est une préoccupation très concrète ici, beaucoup plus que dans le Poitou.
“Entre le grand banditisme, des entrepreneurs et des hommes politiques – ceux qu’on peut qualifier de notables – (…) il y a des frontières qui devraient être étanches et qui ne le sont pas toujours”
Au-delà des clichés sur l’omerta, la justice est largement responsable de cette sorte de défiance, dont nous parlions. Les Corses ont vu comment ceux qui s’affranchissent de la loi pouvaient donner aux yeux de tous un sentiment d’impunité désastreux…
Ecoutez, je ne suis pas comptable de ce qui se passait avant mais je pense vraiment que les gens travaillent (dans les services, ndlr). Je peux vous assurer que mon prédécesseur m’a laissé un parquet en ordre de bataille, si j’ose dire : quand je suis arrivé, tout était à jour, sans cadavre dans les placards. C’est aussi ce qui me permet aujourd’hui de m’extraire du quotidien, pour dynamiser l’action et la réflexion en matière judiciaire. On me dit toujours « oui, avant ça n’avançait pas… » Nous ne sommes pas des chevaliers blancs, il ne faut pas faire de personnalisation sur les dossiers. Vous savez, la justice est une œuvre collective. Encore une fois, si on peut le faire, c’est grâce aux prédécesseurs qui ont assaini la situation. Ensuite, effectivement, du fonctionnaire de police, qui fait les premières constatations, jusqu’au jugement, il faut montrer que ça avance.
Quoi qu’il en soit, les choses bougent. Comme si le gouvernement avait cessé de tenir la bride à la justice en Corse – en protégeant ceux qui, parmi les édiles locaux, pouvaient faire jouer des réseaux d’influence utiles à Paris…
Même si nous remontons toujours des informations, je vous garantis que nous ne recevons plus d’instructions sur des cas individuels en Corse, comme ailleurs au passage. Sur ce point, je ne crois d’ailleurs pas que le regard de Paris (sur les affaires corses, ndlr) ait changé… Ensuite, à titre personnel, je suis attaché à l’égalité de tous devant la justice : qu’il s’agisse d’un petit voleur, d’un dossier sur un mineur ou autre chose, on doit traiter tous les justiciables avec les mêmes méthodes. C’est ça, la réalité. C’était aussi le cas même sous Taubira (en creux, Bessone fait référence à Paul Giaccobi, l’ex-président de la Collectivité territoriale corse aujourd’hui dans l’œil de la justice, que sa proximité avec l’ex-ministre semblait protéger, ndlr), maintenant qu’elle n’est plus là, j’en parle volontiers… Elle avait dit qu’elle ne laisserait pas instrumentaliser la justice.
Vous, justement, quelle est votre marge de manœuvre réelle ?
Pour lutter et sortir de cette suspicion permanente, il faudrait qu’on ait un parquet totalement indépendant, pour ne pas avoir ces phénomènes d’autocensure qu’on a pu connaître. Après, c’est de la responsabilité de chacun. Personnellement, je vous le dis : je gère comme je le souhaite les affaires insulaires, bien sûr en appliquant la circulaire. Elle indique qu’il faut mettre l’accent sur la délinquance économique et financière. Au passage, c’est ce qui justifie le maintien à Bastia d’un pôle économique et financier, le seul conservé en France (les autres ont été dissous avec la création en 2014 du Parquet national financier, ndlr). D’un point de vue pratique, ça signifie que j’ai des moyens supplémentaires à ma disposition avec du personnel, deux assistants et des magistrats instructeurs, qui sont fléchés, et une présidente du tribunal spécialisée, qui est venue exprès.
Beaucoup d’hommes politiques ont défilé ces derniers temps dans le cabinet des juges d’instruction. Le pouvoir politique devient donc un objet de préoccupation pour la justice en Corse. Déduction… logique, non ?
Je suis un homme de devoir, donc je ne vais pas me risquer aux commentaires politiques ou sociétaux. Ce que je constate si je regarde ce qui est ma feuille de route depuis deux ans, c’est que nous sommes est train de basculer. Jusqu’alors, les infractions liées au droit des sociétés représentaient la majorité des dossiers que nous traitions – principalement des abus de biens sociaux. Aujourd’hui, j’ai une augmentation très importante des saisines pour des atteintes à la probité. Ça veut dire qu’il y a effectivement un véritable sujet, sur lequel on travaille, et à la sortie une modification réelle de la structure du contentieux que nous traitons. Ensuite, les affaires appellent et entraînent mécaniquement les affaires, vous le savez : quand vous travaillez de façon très active sur certains sujets, vos investigations vont entraîner de nouvelles enquêtes, sur de nouveaux dossiers.
“Les règlements de comptes, les affaires politico-financières et une grosse pression mise sur les travaux et marchés publics, ça existe ou ça a existé également en Corse, mais pas qu’en Corse.”
Opération mani pulite… L’expression vous semble correspondre à la politique pénale telle qu’elle est menée aujourd’hui dans l’île ?
Je me méfie de ce type d’expression et préfère personnellement considérer qu’on revient plutôt à une forme de normalité. Cette expression mani pulite, je ne la récuse pas, disons que je n’y adhère pas… Les règlements de comptes, les affaires politico-financières et une grosse pression mise sur les travaux et marchés publics, ça existe ou ça a existé également en Corse, mais pas qu’en Corse. Deuxième élément, je connais ce qui s’est passé en Italie (Bessone a travaillé avec l’antimafia italienne, ndlr). Cette expression mains propres fait référence à la période 1992 à Milan, une des régions les plus riches d’Europe, avec des affaires qui remontaient au plus haut sommet de l’Etat. Ensuite, ici, nous ne sommes pas confrontés à ce qu’on a pu connaître avec les cadavres exquis en Sicile, c’est-à-dire des policiers, des auxiliaires de justice et des membres de la haute administration territoriale visés. C’est une situation différente, donc opération mains propres, non. D’autant que c’est une œuvre collective, encore une fois, et que je tiens à y associer les services.
Si on se penche sur les résultats, beaucoup de dossiers ouverts, des mises en examens prononcées…
[Il coupe…] Les résultats, c’est au moment des condamnations devant la cour d’appel qu’on peut les évaluer. Pour les dossiers qui sont encore à l’instruction, vous comprendrez que je sois sur la réserve. On a eu effectivement des condamnations récentes de notables, qui ont fait beaucoup de bruit en Corse, sur des affaires de détournement de fonds publics assez considérables. Je pense par exemple à l’affaire de la Corssad (2), devant la cour d’appel. Là, ces jugements étaient effectivement plutôt favorables, avec des peines significatives. Dans ces cas, ce sont de bons messages envoyés à la société corse, qui pour l’immense majorité des personnes qui la composent est en attente.
La circulaire Taubira que vous évoquiez insiste sur les saisies confiscatoires. Dans le dossier du sénateur Castelli, l’ex-président du département de Haute-Corse qui aurait fait financer la construction de sa maison par des entreprises en échange de marchés publics, des mesures ont été prises sur ses biens (3)…
Sa villa a en effet été saisie, à titre conservatoire. J’ai requis en faveur de cette décision, avec l’accord du magistrat instructeur. Elle a été prise sur la base des éléments et des infractions reprochés au justiciable. Ça signifie que ce bien ne peut pas être pour le moment aliéné, il doit rester en état jusqu’au jugement définitif.
“Aujourd’hui, j’ai des saisines qui concernent des politiciens qui n’ont pas su rester propres, et j’en ai d’autres qui touchent au grand banditisme. Mais pas les deux à la fois.”
Si on observe la situation, on a un grand banditisme puissant qui regarde de près la manne des marchés publics, des histoires de corruption de notables et potentats locaux, des cadavres liés au Milieu, mais aussi d’autres dans la sphère politique (4)… Les noces entre politique et grand banditisme sont-elle prêtes ?
Pour le moment, nous n’avons pas encore eu de dossiers dans lesquels j’ai pu établir judiciairement cela, avec des éléments tangibles actant des liens et mettant à jour une entente entre des membres du grand banditisme et des politiciens locaux. Quand les choses sont établies, je les dis clairement. Et si j’ai un jour un dossier de cet ordre, qui établit cela, tout le monde le saura. Aujourd’hui, j’ai des saisines qui concernent des politiciens qui n’ont pas su rester propres, et j’en ai d’autres qui touchent au grand banditisme. Mais pas les deux à la fois.
Une dernière réflexion, ou plutôt un étonnement : vous n’avez pas parlé une seule fois d’un sujet qui était une préoccupation majeure de vos prédécesseurs : la clandestinité armée… Alors, fin de l’histoire ?
Sur ce terrain, je constate qu’il n’y a plus depuis juin 2014, date à laquelle le FLNC a annoncé le dépôt des armes, d’attentats nationalistes. En revanche, on constate des phénomènes de violence urbaine avec parfois un fond nationaliste, par exemple lors des graves incidents au commissariat de Bastia de février, puis ensuite à Corte, suite aux évènements de Reims, où un jeune homme a perdu l’œil (après un match de Ligue 1 du SCB, et un affrontement avec les forces de l’ordre, ndlr). C’est un peu différent mais c’est évidemment quelque chose que nous surveillons. On a par exemple ce souci avec le foot, qui devient le support de l’identité corse, avec des phénomènes « holliganesques ». De ce point de vue, je préfère avoir en face des militants politiques comme ceux d’autrefois, plutôt que des individus qui feignent un engagement politique pour tout casser.
(1) Adoptée en novembre 2012, cette circulaire d’orientation de la justice pénale en Corse se voulait une réponse forte de l’Etat après les assassinats à Ajaccio de l’ex-bâtonnier Sollacaro et du président de la CCI, Jacques Nacer. Face à ces évènements, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault et son ministre de l’Intérieur Manuel Valls avaient dénoncé l’existence et les agissements d’une « mafia » dans l’île.
(2) Les dirigeants de cette structure associative d’aide à domicile, largement financée par le département de Haute-Corse, ont été condamnés en mars 2016 à de la prison et de fortes amendes pour avoir détourné de l’argent public.
(3) Joseph Castelli a été laissé libre sous contrôle judiciaire contre une caution de 200 000 euros, qu’il a dû acquitter début mars. Thomas Meindl, le dossier d’instruction du pôle financier de Bastia, en charge de cette affaire de corruption, a quasiment bouclé son dossier. Et le renvoi du sénateur PRG devant le tribunal assuré, au vu des éléments très circonstanciés que les enquêteurs ont trouvé pendant leurs investigations.
(4) Le 21 mars 2011, Dominique Domarchi, maire de San’Andri di Cotone et conseiller de Paul Giaccobi, le politique le plus puissant de l’île, est abattu au fusil de chasse devant sa maison. Le 21 avril 2011, Marie-Jeanne Bozzi, ex-maire de Grosseto-Prugna, est exécutée de 8 balles de 9 mn sur un parking. Le 25 avril 2013, Jean-Luc Chiappini, maire de Letia et président du parc naturel régional de Corse, est assassiné de trois balles dans la tête au volant de sa Citroën C5. Dans la boîte à gants de son véhicule, les policiers retrouveront un… pistolet semi-automatique CZ approvisionné. Le 23 mars 2014, Jean Leccia, directeur général des services du conseil général de Haute-Corse, dirigé par Joseph Castelli, qui a succédé à Paul Giaccobi, est abattu au retour d’une soirée d’élection.