L’enquête de Christian Chesnot et Georges Malbrunot “Nos très chers émirs”, lance un véritable pavé dans la mare des relations très rapprochées entre certains politiques français et l’Etat richissime du Qatar. Sans déconsidérer le travail de ces “excellents journalistes”, Nicolas Beau, auteur du Vilain petit Qatar, y voit une opération habile des Qataris pour envoyer un message aux plus gros poissons qui sont seulement soupçonnés, faute de preuves, d’avoir été corrompus par les cadeaux de l’émirat.
“Dans les extraits que j’ai pu lire, les auteurs ne cachent presque pas qu’ils ont pu consulter les textos ou e-mails envoyés par les politiques français à l’ambassadeur du Qatar en France”, note Nicolas Beau. Grâce à ces derniers et à une enquête minutieuse de plus de deux ans, les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot n’hésitent pas à inscrire noir sur blanc dans leur livre les noms des politiques français qui ont pris l’ambassade qatarie de Paris pour “un distributeur de billets de 500 euros, une agence de voyage et la boutique du Père Noël”.
Chez les socialistes, Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre chargé des relations avec le Parlement, aurait ainsi harcelé l’ambassadeur, cousin de l’actuel émir, pour décrocher un déjeuner, et réclamé 10 000 euros par mois pour mettre sur pied une agence de communication qui viserait à contrôler les questions au Parlement qui seraient critiques à l’égard du Qatar. Suite à la publication du livre, le secrétaire d’Etat a annoncé à la presse qu’il allait porter plainte. Toujours à gauche, le député Nicolas Bays, l’un des vice-présidents du groupe “Amitié France-Qatar” à l’Assemblée nationale, envoyait des SMS à l’ambassadeur pour réclamer des billets d’avion, des chambres d’hôtel pour ses vacances ou de l’argent pour des travaux dans son appartement.
Les Républicains ne sont pas en reste. L’eurodéputée Rachida Dati aurait ainsi demandé 400 000 euros à l’ambassadeur qatari pour créer une association diplomatique dans le 7e arrondissement de Paris. Suite au refus de ce dernier, elle aurait dès le lendemain été très critique vis-à-vis du Qatar au micro de Jean-Jacques Bourdin. Là encore, la menace de cette dernière de porter plainte pour diffamation ne semble pas inquiéter les auteurs de l’enquête, qui estiment disposer de preuves suffisantes pour ne pas être condamnés si un tribunal devait trancher. Le nom de Dominique de Villepin apparaît également, tout comme celui de la sénatrice centriste Nathalie Goulet. Bruno Le Maire a pour sa part été blanchi : le cadeau (en 2009) du père de l’émir actuel, une montre cerclée de diamants d’une valeur de 85 000 euros, a bien été laissé au ministère de l’Agriculture, comme il l’avait expliqué.
Le changement de stratégie de l’émir Tamim
Depuis 1876, la famille Al-Thani règne sur ce petit territoire, indépendant depuis 1971, et qui doit son immense fortune aux réserves de gaz et de pétrole dont il dispose. En 2013, le chef de l’Etat depuis 1995, le cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, a cédé le trône à son quatrième fils, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, qui est devenu ainsi, à 33 ans, le plus jeune chef d’Etat du monde arabe, mais aussi le 7e souverain le plus riche du monde.
En janvier 2014, Christian Chesnot et Georges Malbrunot publient Qatar, les secrets du coffre-fort. “Très intéressant sur le sérail qatari et les relations de pouvoir, rappelle Nicolas Beau, ce livre a pu être écrit grâce à la bonne introduction des journalistes au Qatar vis-à-vis des émirs ou des diplomates français en poste là-bas. À l’époque, ils n’ont pas hésité à prendre, en filigrane, des positions assez fortes sur les questions de succession en faveur de l’actuel émir, car leur premier livre dénonçait les turpitudes de son principal rival à la succession du trône, le Premier ministre Hamad ben Jassem al-Thani, surnommé HBJ.”
L’ex-ambassadeur du Qatar à Paris, Mohammed al-Kuwari, à la manœuvre en France entre 2003 et 2013, est à l’origine de chèques-cadeaux de 5.000 ou 6.000 euros envoyés à certains députés français à l’époque de Noël. Des pratiques qui, selon la nouvelle enquête de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, ont disparu depuis son départ pour l’ambassade des Etats-Unis, tandis que les politiques français nommés dans le livre continuent de réclamer à l’ambassade des cadeaux dont ils pouvaient avoir pris l’habitude depuis des années. “Mohammed al-Kuwari est un personnage extrêmement doué et un communicant hors pair. C’était un homme d’HBJ, l’ancien Premier ministre, et HBJ, c’était l’homme des Américains au Qatar, très proche d’Hillary Clinton d’ailleurs”, précise Nicolas Beau.
“Une habile opération de com’ des Qataris”
La lecture des extraits de l’enquête “Nos très chers émirs” publiés dans la presse la semaine dernière indique de manière très claire, selon Nicolas Beau, la volonté du Qatar de dire que ce n’est pas son Etat qui a cherché à corrompre qui que ce soit, mais les politiques français qui sont venus mendier auprès d’eux : “Avec les confidences que les Qataris ont révélées aux journalistes, le livre ne soulève qu’un tout petit coin du voile de ce qu’est la véritable capacité de corruption des Qataris auprès des politiques français. À partir de là, pour moi, c’est une opération de communication habile des Qataris, qui disent qu’ils n’ont fait que céder à des pressions.” “On remarque également que ce sont des noms de politiques de deuxième rang et qu’il faut corrompre pour quelques pièces”, estime Nicolas Beau.
“Entre le fait, pour l’élu du Nord, de demander une aide pour ses vacances et le fait de partir avec toute sa tribu comme l’ont fait certains politiques pour les sommets à Doha, où l’on passe extrêmement peu de temps dans les colloques mais [où l’]on profite des hôtels confortables, des thalassos, etc, comme cela s’est fait pendant de nombreuses années, la différence est relativement infime.” L’actuel ambassade du Qatar à Paris aurait, selon le journaliste d’investigation, sciemment donné les noms de politiques de second rang pour envoyer un message clair aux politiques français : “C’est une espèce de chantage que font aujourd’hui les Qataris auprès de ceux qu’ils ont aidés de façon vraiment conséquente. Il s’agit de dire que, maintenant qu’on accuse le Qatar de tous les maux et de financer le terrorisme, ils ne doivent pas oublier qui les a aidés. Ils montrent qu’ils sont capables de balancer. Pour moi, c’est un livre de chantage extrêmement bien fait auprès des politiques français pour leur rappeler qu’avec le Qatar il faut qu’ils sachent se souvenir des petits et grands cadeaux qu’ils ont pu recevoir.”