Bien que de nationalité belge, ce militant de gauche a vécu une quinzaine d’années sous la menace d’une extradition en Turquie, où il est convaincu qu’il aurait “droit à la peine de mort, puisque Erdogan veut la rétablir”.
“C’est l’histoire d’une descente aux enfers”, confie d’emblée le militant quadragénaire. Dans un débit mitraillette, il cite précisément toutes les dates qui ont jalonné ses incroyables péripéties. Né en Belgique, avec des origines turques et syriennes alaouites, Bahar Kimyongür pourrait faire un guide touristique des prisons européennes ces quinze dernières années, périple qui s’est poursuivi bien après qu’il a été totalement innocenté par la justice. La justice belge l’avait un temps condamné à quatre ans de prison pour terrorisme, voyant en lui un dirigeant européen d’un mouvement turc violent d’extrême gauche, le DHKPC, dont il avait traduit en français un communiqué de presse.
“Je traduisais des tas de choses. Je n’ai fait que traduire un communiqué qui était déjà public, dans lequel l’organisation présentait ses excuses et ses condoléances suite à une explosion accidentelle dans un bus provoquée par une de ses militantes, qui a tué trois personnes.” Trois cours d’appel belges ont successivement cassé cette condamnation, concluant en 2009 qu’il n’avait fait qu’user de sa liberté d’expression. Mais c’est une histoire bien plus anodine et ancienne qui lui vaudra des démêlés avec Interpol. La Turquie a obtenu l’émission d’une notice rouge pour terrorisme en raison d’un happening au Parlement européen en 2000 lors de l’audition du ministre turc des affaires étrangères. “Il n’y a pas eu d’insultes ou de menaces, on a juste gueulé un peu. Avec ma future femme, on a fait une dizaine d’événements de ce genre pour exprimer notre solidarité avec la grève de la faim dans les prisons turques, qui fera 119 morts… La sécurité nous connaissait bien, d’ailleurs ils se sont contentés de nous faire sortir de la salle.”
Raconté par le gouvernement turc, l’événement devient une atteinte terroriste contre un ministre, et Interpol relaie sans plus de nuances. Bahar Kimyongür apprend qu’il est l’objet d’une notice rouge en 2006, lorsqu’il traverse la frontière pour se rendre à un concert et qu’il est interpellé par la police hollandaise. Il sera démontré par la suite qu’il a en réalité été filé et “livré” par les services secrets belges… La Belgique n’extradiant pas ses ressortissants, ils escomptaient manifestement que les Pays-Bas se chargeraient d’envoyer le dangereux “terroriste” en Turquie. Mais, après 69 jours de détention, durant lesquels les amis et témoins de moralité n’ont cessé de lui rendre visite, “les juges hollandais ont compris que c’était une manipulation” et l’ont libéré.
Sept ans plus tard, définitivement innocenté, il imagine que cette histoire appartient au passé et emmène sa famille en vacances d’été en Andalousie. Son cadet sur les épaules, il déambule avec les touristes dans la grandiose mosquée-cathédrale de Cordoue, quand la police espagnole lui saute dessus. “C’est un vrai traumatisme pour mes enfants, ils ont encore peur quand je pars à l’étranger”, raconte-t-il. Incarcéré, il est transféré à Madrid et placé à l’isolement dans la très sécurisée prison Soto del Real. “Les gardiens m’ont dit que j’avais un gars d’Al-Qaïda dans la chambre à gauche, un de l’ETA dans celle de droite…” Convoqué par un juge antiterroriste, l’entretien se détend au fur et à mesure que ce dernier découvre sur Internet les vidéos de ses différentes interventions sur les droits de l’homme à l’Onu. Il est libéré sous caution.
On n’est jamais à l’abri de traces informatiques”
Convaincu que cette fois il en a fini avec Interpol, il accepte quelques mois plus tard une invitation pour une conférence à Bergame. “Je venais de raccrocher pour dire à ma femme que j’avais atterri sans encombre, qu’une dizaine de carabinieri me tombent dessus. Je leur ai dit : “Non… vous n’allez pas recommencer.” Mes arrestations aux Pays-Bas et en Espagne avaient suscité une telle mobilisation, ça avait fait une telle mauvaise pub à Interpol, qui s’est d’une certaine façon fait le bras armé d’Ankara, que je pensais vraiment que c’était terminé. J’avais reçu l’appui de dizaines d’ONG comme Amnesty, la FIDH, mais aussi des gens comme Noam Chomsky… Même les Femen avaient mené une action pour moi, elles qui en général ne s’occupent que des femmes !” Faisant toujours l’objet d’une notice rouge, il va devoir se défendre face à une nouvelle juridiction et gagnera l’occasion d’apprendre l’italien. “J’ai fait 11 jours de détention, puis j’ai été assigné 98 jours à résidence chez un ami, jusqu’à ce que la justice italienne juge irrecevable la demande d’extradition turque.”
C’est l’intervention de Fair Trials qui s’avérera décisive. “Puis, en 2015, j’ai reçu une lettre de la commission de contrôle des fichiers d’Interpol qui m’informait que mon nom était définitivement rayé.” Fin de l’histoire ? “Le mois dernier*, je suis passé par Rome en transit, je pensais qu’au moins dans ce pays je serais définitivement à l’abri. Mais on n’est jamais à l’abri de traces informatiques. Un douanier m’a dit qu’il y avait quelque chose, et j’ai eu le droit à une fouille complète, j’ai failli rater ma correspondance…” Au moins il a pu repartir libre.
“Je fais partie de ceux qui ont de la chance, puisque j’ai obtenu ma radiation, philosophe-t-il. Mais il y a quelque chose que je trouve fou. J’ai été assez impliqué ces dernières années dans la dénonciation de Daech. J’ai rencontré beaucoup de familles de radicalisés, qui se plaignent de n’avoir pas été écoutées. Leurs enfants étaient fichés comme radicalisés, et pourtant ils ont pu partir en Syrie sans encombre. Ils n’ont jamais fait l’objet de notice d’Interpol, sinon ils auraient été interpellés sur une escale en Europe ou en Turquie. Des policiers belges m’avaient dit en 2014 : “Plutôt que d’avoir la racaille ici, on préfère qu’ils aillent se battre en Syrie, on a moins de délinquance ici. “Avant Charlie, ils étaient d’une naïveté complète sur le terrorisme. Mais ils se sont acharnés sur moi.”