Au cours de sa réunion du jeudi 8 décembre 2016, la Commission d’Enquête sur les conditions d’octroi d’une autorisation d’émettre à la chaîne Numéro 23 et de sa vente a procédé à l’examen de son rapport. Franck Riester, député (LR), y a défendu bec et ongles son vieil ami Pascal Houzelot, n’hésitant pas à tordre voire à nier le réel, comme il le fait depuis l’attribution frauduleuse de ce canal au lobbyiste proche de Pierre Bergé et d’Etienne Mougeotte. Florilège de propos inouïs, sur fond de scandale d’État.
“Qui se soucie aujourd’hui du fait qu’une fréquence a été attribuée à la chaîne Numéro 23 ? Ainsi que notre groupe l’avait dit au moment où il a été décidé de créer cette commission, on se demande vraiment pourquoi le groupe Socialiste, écologiste et républicain a choisi ce thème, alors qu’il y a tant d’autres problèmes sur lesquels mener des investigations dans notre beau pays”, a commenté M. Riester, député de Seine-et-Marne. Lequel poursuivait sur sa lancée : “Dès lors que tout le monde a menti ou presque, qu’il n’y a pas de preuves, qu’il s’agit de ouï-dire ou de paroles des uns et des autres, qui, de plus, se contredisent la plupart du temps, il est bien difficile d’affirmer que ce rapport est fondé à exprimer ce qu’il exprime. Or, je rejoins le président et Georges Fenech sur ce point, ce rapport contient tout de même une attaque en règle contre le CSA et une attaque en règle contre Pascal Houzelot – qui, manifestement, ne fait pas partie de vos amis, monsieur le rapporteur.”
Étant à l’origine de la révélation de cette affaire aux Français et à ce titre auditionné par la Commission d’Enquête, je peux tout à fait répondre sur ces premiers éléments : je n’ai en ce qui me concerne non seulement jamais menti, mais, plus que de simples “ouï-dire”, j’ai apporté et même publié toutes les preuves de ce que j’ai avancé et ce depuis plusieurs années : pacte d’actionnaires frauduleux dans lequel l’oligarque ouzbéko-russe Alicher Ousmanov apparaissait comme le vrai donneur d’ordres de la chaîne au mépris de la loi de 1986 sur l’audiovisuel, présence des principaux acteurs du CAC 40 et de l’émir du Qatar, venus faire du portage avant la revente (avec bonus) du canal TNT, prévue dès sa convention la liant -de façon très ténue- au CSA !
L’aiguille de Freud
Alors que la chaîne est censée faire la promotion de la diversité et se veut exemplaire en termes de défense des minorités, l’essentiel de ses programmes, achetés au rabais, sont de piètres émissions américaines mal traduites, axées sur le tatouage, les extra-terrestres et le maquillage. M. Riester ose tout pour voler au secours de son ami : “Je n’ai pas compris l’exemple des émissions sur le tatouage : il ne me paraît pas du tout révélateur d’un dysfonctionnement de la chaîne car le tatouage est un véritable phénomène de société, c’est un mode d’expression artistique et il peut avoir des conséquences physiques et psychologiques lourdes pour certaines personnes. Il ne me paraît pas particulièrement choquant ni ridicule qu’une chaîne traitant de la diversité aborde ce sujet de la façon dont l’a fait Numéro 23”. Voilà sans doute les “problèmes sur lesquels mener des investigations dans notre beau pays”, selon la belle formule du député. L’encre de Chine pour lutter contre l’oppression et les stéréotypes, voilà un sillon à creuser…
Tapis rouge pour le Petit Poucet
Ces dénégations tout à fait scandaleuses ne sont pas nouvelles et Franck Riester a habitué la représentation nationale à dérouler le tapis rouge à son drôle d’ami Pascal Houzelot. Ainsi, le CPAA –Club Parlementaire sur l’Avenir de l’Audiovisuel co-présidé par notre inénarrable député- organisait le 13 décembre 2012 un petit déjeuner à la Questure de l’Assemblée nationale, lendemain du lancement officiel des dernières chaînes de la TNT.
Entre croissants et jus d’orange, c’était déjà un délicat concert de louanges, façon petite musique de chambre de Lully, avec Michel Boyon, alors président du CSA, en chef d’orchestre et Pascal Houzelot, patron de paille de Numéro 23, en “Petit Poucet de la TNT” (sic). Jusqu’au moment où, brisant cette douce harmonie matinale, un convive –moi-même- posait une question : “Messieurs Boyon et Houzelot, vous présentez ensemble Numéro 23 comme une chaîne thématique, culturelle et sociétale, axée sur la promotion de la diversité ; mais TF1 la commercialise comme une chaîne généraliste articulée autour de séries américaines, de magazines et de divertissements. Alors ? Qu’en est-il ?”. Un ange passe, Michel Boyon regarde Pascal Houzelot… lequel, incapable de répondre à la question, finit par lancer, le visage pâle les cheveux en arrière, à l’importun : “Vous êtes agressif”. Un peu court, jeune homme…
Il y avait tant de choses à dire, en somme. Mais dans ce genre de pince-fesses très masculin, il est d’usage de se congratuler chaleureusement et de ne pas mettre ses Berluti dans le plat de bacon.
“Le marché publicitaire va refleurir”
Puis l’ex-président du CSA ouvrait le bal et se lançait dans un discours basse définition dont il avait le secret, tout connecté à sa gloire, dans un style ampoulé façon-Pierre-Bergé-censé-bannir-tout-anglicisme-pour-faire-honneur-à-la-langue-française. Oui, il avait eu raison de croire à la TNT, “avant et contre tout le monde”. Et non, il n’avait pas eu tort d’affirmer que la crise était désormais derrière nous et que “le marché publicitaire allait refleurir, parce que, c’est sûr, ça ne peut pas rester comme ça”. Quatre années plus tard, la seule chose qui n’a pas cessé de “refleurir”, c’est la langue de bois.
À tu et à toi
“Mon cher Michel, je te remercie pour ce brillant exposé”, lui lançait alors tout sourire Franck Riester (ici), ajoutant, à l’adresse de Pascal Houzelot (ici), “Mon cher Pascal, tu as maintenant la parole pour nous présenter Numéro 23”. C’est qu’au Club, on ne privilégie que les intérêts supérieurs (1), tout le monde est ami, se tutoie et s’appelle par son petit nom. Certains arrivent dans la même limousine avec chauffeur. Tout et tous se mélangent : droite, gauche, saint-esprit, pouvoirs législatif et exécutif, ex et nouveaux députés, autorités de tutelle, patrons de chaînes, producteurs pénalisés par l’alternance, commerciaux, dircoms d’entreprises publiques et parapubliques, opérateurs de téléphonie, vieilles gloires de l’audiovisuel, attachés de presse et journalistes de salon, jusqu’au jeune reporter d’images de LCP-La Chaîne Parlementaire, qui passe l’essentiel de son temps à filmer les brocs de jus d’orange et la porcelaine fine de la Questure, en dépit de son look étudié de baroudeur contestataire.
Tous ? Je ne voyais pourtant guère de noirs et d’Arabes –mis à part le personnel de service- ni même de provinciaux, de pauvres ou d’handicapés dans cette auguste assemblée prônant ostensiblement “toutes les diversités”, jusqu’à en faire une chaîne de télé. Quant aux femmes, il n’y en avait qu’une seule à la tribune (représentant 6Ter… et de loin la plus convaincante et la plus sincère). “La France est une démocratie de basse intensité”, a pu écrire Edwy Plenel. “Mais les réseaux fonctionnent toujours en courant continu”, serait-on tenté d’ajouter.
Une clé USB
Au moment où je levais la main pour signifier que je souhaitais poser une question, une collaboratrice du président du CSA griffonnait en vitesse un petit papier et le remettait à ce dernier : elle avait sans doute écrit un mot du style : « Attention, c’est le type qui a déposé les recours au Conseil d’État ». Le petit papier terminait son parcours dans les mains de Pascal Houzelot, qui la remerciait d’un clin d’œil, laquelle minaudait en retour ; quant à Michel Boyon, il penchait la tête dans ma direction, avec un regard vitreux. Le lendemain, soit le 14 décembre, je recevais par coursier une clé USB avec un petit mot de ma voisine de table : « J’ai enregistré avec mon smartphone une partie de votre question. Hélas, je n’ai pas le début car j’ai réagi un peu tard. C’était une excellente question, qui n’avait rien d’agressif et que nous sommes nombreux à nous poser ! A bientôt ». Voici donc l’objet du délit. Avec un verbatim comprenant le début de la question (hélas non enregistré) et ré-écrit de mémoire.
Dialogue de sourds
Didier Maïsto : Ma question s’adresse au président Boyon, à monsieur Houzelot et, ça tombe bien, au représentant de TF1 qui vient de s’exprimer dans la salle et dont, vous me pardonnerez, je n’ai pas retenu le nom. Monsieur Boyon, durant votre mandat au CSA, vous avez souhaité faire de la diversité votre cheval de bataille. Monsieur Houzelot, j’ai assisté à votre audition le 8 mars 2012 au CSA, vous avez dit, je reprends votre propre expression, “chiche pour le passage à l’acte” et vous avez enfourché ledit cheval, pour une chaîne à vocation culturelle axée sur la diversité.
Une juxtaposition de ghettos
Didier Maïsto : En y regardant de plus près, la représentation nationale s’en est émue et Martine Martinel, par exemple, députée et rapporteure pour avis des crédits de l’Audiovisuel, a pu dire que votre projet, plutôt que de promouvoir la diversité, n’était qu’une juxtaposition de ghettos, dont finalement n’étaient exclus que les hommes blancs, bien portants et hétérosexuels. La charge est importante, l’accusation est grave et vous vous êtes défendu en affirmant qu’il n’en serait rien, que ce serait une chaîne ouverte à tous, qui ferait la part belle aux débats et aux échanges, aux documentaires de création, aux oeuvres patrimoniales, qui serait une chaîne thématique et pas du tout une chaîne ghetto. Sur TF1, quand on va sur le site de la régie, quand on est simplement client, l’ex-chaîne TVous la Diversité, qui est devenue Numéro 23, chaîne plutôt neutre dans son titre, est vendue et commercialisée comme une généraliste, comme une mini-généraliste. Alors, est-ce une chaîne culturelle axée sur la diversité ? Ou est-ce une généraliste ? Merci.
(S’ensuivent quelques échanges surréalistes et absolument aucune réponse sur le fond, et pour cause…)
Pascal Houzelot : Vous avez regardé, elle a démarré hier soir à 20h30 et il est temps d’en finir avec les procès d’intention. Revoyons-nous dans un mois ou deux et vous pourrez avoir un jugement, disons, fondé.
DM : Monsieur, ce n’est pas un jugement, c’est juste une question.
Franck Riester, gêné, volant au secours de son ami Pascal Houzelot : Bien, une autre question.
DM : D’accord. C’est donc la réponse.
FR : Oui… Non… Mais c’est important effectivement de regarder à l’issue des quelques premières semaines et premiers mois de diffusion, ce qu’il en sera, entre la réalité de ce qui aura été diffusé, des engagements qui auront été pris au moment de la présentation du dossier. Voilà, c’est la réponse, je pense, qui a été faite, je crois, par Pascal.
DM : Donc, TF1 dira à ses clients, “on vous vend une généraliste, mais on ne sait pas ce qu’est cette chaîne en fait”. C’est-à-dire que vous vendez un produit… et vous ne savez pas ce que c’est. Pourtant, en général, TF1… On ne peut pas balayer cette question d’une pirouette, sur le mode « attendez, vous verrez, vous allez voir ce que vous allez voir ».
PH : Je crois monsieur que vous avez été porteur d’un projet qui a été écarté…
DM : Oh… Ca c’est petit, monsieur ! (rires dans la salle.) C’est votre seule réponse ?
PH : Je crois qu’il vaut mieux attendre, regarder les programmes, juger un dossier dont on fait l’exposition aujourd’hui.
DM : C’est votre seule réponse ?
PH : Je ne suis pas là pour polémiquer.
DM : Mais moi non plus monsieur, je suis là pour poser une question, j’attends juste votre réponse, si vous en avez une.
PH : Je crois que cette chaîne est… ce qu’elle est.
DM : Merci de votre réponse.
PH : Vous êtes très agressif monsieur, malgré l’heure matinale.
Dans cet univers de paillettes et de carton-pâte, où les journalistes filment les jus d’orange et où les intervenants se tressent les uns les autres des couronnes de laurier, poser une question simple relève du crime de lèse-majesté.
Les Républicains ont un problème de démarche
Avec le recul, on voit bien, fin 2016, ce que cette chaîne a apporté : absolument rien, sauf un magot conséquent pour ses heureux bénéficiaires, qui la revendent par étapes (39% à ce jour) à Patrick Drahi, endetté à hauteur de 50 milliards d’euros, comme je l’avais indiqué dès le début du processus. M. Riester et le président de la commision d’enquête Christian Kert (LR lui aussi et qui a publiquement déclaré “ne pas aimer mon style”) ont écrit, sans rire : “Notre groupe a accepté, dans un souci de transparence, de participer aux travaux de cette Commission d’Enquête et même, pour l’un d’entre nous, de la présider. Une quarantaine d’auditions, conduites, à l’origine, par le rapporteur sur un mode accusatoire, ont difficilement permis de retirer des enseignements qui permettraient de mettre en cause des acteurs de ce dossier, quelles que soient la nature et la hauteur de leur intervention. Les membres du groupe LR de cette commission qui ont voté contre ce rapport ne peuvent se retrouver dans cette démarche.”
Les dix devoirs de la Charte de Munich
Le seul député LR ayant approuvé le rapport (finalement adopté… à une voix) est Bernard Debré. En voilà un, courageux, qui doit aimer “mon style”. Mon style ? Il se borne seulement à respecter les dix devoirs du journaliste, consignés dans la Charte de Munich du 24 novembre 1971.
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- Refuser toute pression et n’accepter de directives rédactionnelles que des responsables de la rédaction.
Au-delà des appréciations sur la forme, on peut imaginer que la justice s’intéresse au fond du rapport de la Commission d’Enquête. Rappelons enfin qu’une enquête préliminaire a été ouverte à l’automne 2015 par le Parquet national financier et que celle-ci est toujours en cours.