Alors que le CSA avait décidé d’abroger l’autorisation de la société Diversité TV France, exploitante de la chaîne fantôme Numéro 23, pour abus de droit entaché de fraude, le Conseil d’État vient d’annuler la décision du régulateur, contredisant en tous points le rapporteur public Laurence Marion, ce qui est rarissime. Circulez, il n’y a rien à voir, tout serait finalement parfait dans le meilleur des mondes. Sauf que Lyon Capitale a inlassablement enquêté et révélé, dès 2012, toutes les fraudes de ce dossier, preuves à l’appui.
Le rapporteur du Conseil d’État avait préconisé le 25 mars le rejet de la requête de Numéro 23, chaîne de la TNT condamnée à disparaître après s’être vu retirer son autorisation d’émettre par le CSA. “La mauvaise foi de la société requérante, et sa volonté de se soustraire de manière tout à fait délibérée à ses obligations, au minimum de transparence, nous paraît établie”, avait estimé Laurence Marion, recommandant le rejet de la requête en annulation par le Conseil d’État et, de facto, la mort de la chaîne, ce qui n’aurait lésé personne et redonné un peu d’éthique dans un pays (et dans un secteur) qui en ont bien besoin. Le Conseil d’État, qui a rendu sa décision le 30 mars, a contre toute attente estimé l’exact contraire, assénant – davantage que raisonnant – que la fraude à la loi n’était “pas démontrée”.
Par une décision du 3 juillet 2012, le Conseil supérieur de l’audiovisuel présidé par Michel Boyon (et dans les faits par Nicolas Sarkozy, qui ne s’en cachait pas et a contrario le revendiquait) avait autorisé la société Diversité TV France à utiliser une fréquence pour diffuser la chaîne de télévision initialement dénommée TVous la Télédiversité, opportunément renommée Numéro 23 juste avant son lancement, afin de faciliter sa revente, prévue en toutes lettres dès les premières lignes de sa convention, y compris en terme de délai !
Mieux : c’était la seule et unique raison d’être de cette chaîne lunaire, sans salariés, ni programmes, ni téléspectateurs. Ladite convention, rédigée sur mesure par MM. Boyon et Gabla (l’un était le chef de l’autre au cabinet de M. Raffarin à Matignon) et conclue le 3 juillet 2012 entre le CSA et la société (au maigre capital de 10 000 euros !) excluait en principe toute modification du contrôle direct de la société pendant deux ans et demi à compter de cette date.
Fraude permanente à tous les étages
Ce n’est pas une fraude mais une quantité invraisemblable de fraudes qui ont été commises dans cette affaire. En juin 2015, nous avions ainsi fait paraître un livre intitulé La TNT, un scandale d’État : Numéro 23, etc., dans lequel nous révélions les dessous de cette escroquerie à quasiment 100 millions d’euros, faisant intervenir, pêle-mêle, le cabinet du président de la République de l’époque, des acteurs de l’affaire Bygmalion, des dirigeants de médias et du CAC 40 ou encore des chefs d’État et autres anciens espions du KGB ayant fait fortune dans l’énergie.
Fraude sur l’appel à candidatures, car nous connaissions le soir même du dépôt des projets les six chaînes qui avaient été désignées par l’Élysée et qui seront officiellement “élues” quelques semaines plus tard, après des simulacres d’auditions au siège du régulateur de l’audiovisuel, quai André-Citroën à Paris.
Fraude de la part du CSA de l’homme de paille Michel Boyon, qui, deux jours avant le dépôt officiel des candidatures avait contraint deux projets à fusionner : Urb TV, soutenu notamment par Yassine Belattar, et TVous la Diversité, devenue Numéro 23, brisant ainsi l’égalité des candidats devant la loi.
Fraude sur les engagements en matière de programmes – loin de promouvoir la diversité et de lutter contre les stéréotypes, la chaîne s’est bornée à diffuser des émissions américaines au rabais, essentiellement consacrées au tatouage, au maquillage et au “surnaturel”, qui lui ont valu rappels, mises en garde et mises en demeure.
Fraude sur le pacte d’actionnaires qui, outre avoir fait entrer un oligarque ouzbéko-russe au capital – disposant d’un droit de veto en assemblée générale –, visait, en toutes lettres, une cession de la chaîne sitôt le délai légal de deux ans et demi passé, dans un parallélisme saisissant avec la convention de la chaîne.
Fraude quant à la dissimulation de ce pacte au Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui a dû le réclamer 18 mois et ne l’a obtenu qu’une fois la vente au groupe NextRadioTV conclue au printemps 2015, le groupe d’Alain Weill se revendant lui-même en cascade à Altice, le groupe de Patrick Drahi, l’homme qui valait moins 48 milliards et dont la nationalité semble pour le moins fluctuante : français, franco-israélien, israélien, franco-suisse ? L’homme et son entourage eux-mêmes varient dans leurs réponses.
Fraude enfin et abus de droit, en contradiction avec le principe de gratuité d’occupation du domaine public hertzien audiovisuel, qui est une garantie constitutionnelle et ne vise pas à l’enrichissement personnel du dirigeant de la personne morale titulaire de l’autorisation, en l’occurrence Pascal Houzelot.
Le droit… et le tordu
Tout cela, nous l’avions donc consigné dans un ouvrage… qui reprenait des chroniques publiées sur Internet dès 2012 et dans les moindres détails ! Il est surprenant que le Conseil d’État fasse fi de ces révélations, portées depuis quatre ans à la connaissance d’un large public, reprises in extenso par le CSA dans sa décision historique (du 14 octobre 2015) d’abrogation de la chaîne, mais aussi par le rapporteur du Conseil d’État il y a quelques jours.
Au final, pour le Conseil d’État, Pascal Houzelot est un parfait honnête homme, qui “a réuni les financements nécessaires au développement de la chaîne Numéro 23”, chaîne ayant “obtenu certains résultats en termes de part d’audience” (là encore, une farce !). Enfin, le Conseil d’État estime que le pacte d’actionnaires “ne suffit de toute façon pas à démontrer que l’intéressé aurait eu pour seul objectif de réaliser une plus-value lorsqu’il a présenté sa candidature à la fin de l’année 2011 ou lorsque le CSA a délivré l’autorisation, en juillet 2012”… Fichtre, il faut quand même oser écrire de telles énormités ! Qui a dit que les faits précédaient le droit ?
Le 21 octobre 2013, un pacte d’actionnaires a en effet été signé entre Pascal Houzelot et UTH Russia, le groupe d’Alicher Ousmanov. Le milliardaire verse alors 10 millions d’euros et assortit sa vraie-fausse générosité d’une clause qui “prévoit une vente de la société dès que possible, à partir de janvier 2015”. De façon imprudente, tout cela est écrit noir sur blanc dans le pacte, que nous avons pu consulter. Miracle, voilà qu’Alain Weill sort du bois et se porte candidat pour acheter ladite chaîne, le faisant publiquement savoir en avril 2015 – l’opération était déjà bouclée, ne restait qu’à obtenir l’agrément du CSA, ce petit détail pour lequel l’ex-patron de BFM ne voyait “aucun obstacle juridique”.
En début d’année, une fausse mise sur le marché de Numéro 23 est même organisée, histoire de noyer le poisson dans cette eau saumâtre. Nicolas de Tavernost, le patron de M6, comme l’auteur de ces lignes seront par exemple ostensiblement approchés par des banquiers d’affaires, pour qu’il soit bien dit et répété que cette vente n’était pas secrète mais tout à fait connue sur la place publique – une brève sera même publiée pour acter le tout. Sauf que le pacte était déjà scellé en amont et que toute personne non incluse dans l’escroquerie initiale n’était évidemment contactée que pour servir d’alibi en cas de problème.
Le vrai patron de Numéro 23, c’est Ousmanov !
On rappellera au passage que l’article 40 de la loi de 1986 interdit à un étranger (au sens “extracommunautaire”) de disposer de plus de 20 % du capital social ou des droits de vote d’un média français. Avec sa minorité de blocage, c’est bien Alicher Ousmanov qui apparaît comme le donneur d’ordres et par conséquent le vrai patron de Numéro 23 (lire ici). Le pacte précise qu’“aucune décision d’assemblée générale extraordinaire” ne saurait être prise “sans l’aval d’UTH Russia”. Cette seule clause suffit à abroger l’autorisation de la chaîne… et pourtant, dans sa décision, le Conseil d’État ne l’évoque même pas. Emporté par son élan de globe-trotter, l’ami “des handicapés et de toutes les diversités” Pascal Houzelot ira même plus loin et signera au mois de mai 2014 un accord avec Qipco (Qatar Investment & Projects Development Holding Company) détenu par l’ancien émir du Qatar, grand ami de Nicolas Sarkozy.
Enfin, les autres actionnaires français (dont Xavier Niel et Bernard Arnault) ont financé la chaîne via un prêt obligataire et ont apporté 9 millions d’euros (14 millions au total pour le prêt consenti à Numéro 23). L’existence de ce pacte ne pouvait en aucune manière être ignorée d’Alain Weill (RMC, BFM), qui s’est porté acquéreur de la chaîne Numéro 23, après que celle-ci eut été une première fois sauvée, comme d’ailleurs RMC Découverte, à la faveur de retraits de recours au Conseil d’État, au nom de “l’intérêt général et de la préservation de la filière audiovisuelle française” et pour ne pas faire, par ricochet, des “victimes collatérales”. Après avoir fait du chantage à Olivier Schrameck à propos du passage éventuel en TNT gratuite de LCI, Alain Weill a poussé son avantage jusqu’à Numéro 23. Aujourd’hui, il n’a certes pas abandonné son projet et compte monter au capital de la chaîne par étapes, avec l’argent prêté par les banques à son nouveau mentor, Patrick Drahi.
Le pillage de la ressource publique
Numéro 23, chaîne TNT gratuite, a bien été offerte en 2012 par le CSA fantoche de Michel Boyon à un attelage en apparence hétéroclite, dont l’un des objectifs était de dégager une énorme plus-value de 90 millions d’euros. Dans cette affaire à tiroirs, Pascal Houzelot n’aura été qu’un vecteur bien commode, le pont avancé d’un vaste système transversal et parasitaire qui, via “l’entregent” et “les réseaux”, prospère sur le bien public en revêtant les habits des causes les plus nobles et à ce titre difficilement attaquables. On (re)lira à ce sujet l’excellent ouvrage de Raphaëlle Bacqué Richie, qui sera bientôt adapté au cinéma.
Reste la question de fond, lancinante : des rétrocommissions étaient-elles prévues pour financer des campagnes politiques, alors même que les acteurs de Bygmalion (Damien Cuier, directeur général de Numéro 23), Camille Pascal (ex-secrétaire général de France Télévisions nommé au Conseil d’État par Nicolas Sarkozy à la fin de son quinquennat, après avoir officié à son cabinet comme spécialiste de l’audiovisuel) ou encore Patrick Buisson (quand ce dernier était encore en grâce) tiraient les ficelles de l’appel à candidatures truqué d’octobre 2011 ?
Question subsidiaire : un pourcentage était-il prévu pour les chevau-légers de la sarkozie qui ont permis, facilité et pour certains organisé cette escroquerie assez sophistiquée, au CSA comme à l’Élysée ? Ce sera la mission de la commission d’enquête demandée à ce sujet par le député Marcel Rogemont, si toutefois elle voit le jour (le groupe socialiste se prononcera le 5 avril par un vote).
On imagine mal que les députés de gauche, publiquement remontés comme des coucous, enterrent en catimini cette affaire, qui réunit ingrédients explosifs et principaux acteurs du quinquennat Sarkozy, oligarque russe, émir du Qatar, conseillers occultes, lobbyistes de tout poil, patrons du CAC 40… tous pris un matin par l’irrépressible envie de défendre la “diversité” à la sauce Houzelot, dans un mélange des genres qui ne laisse de poser question et à propos duquel les médias français, à l’exception notable de quelques confrères, dont Laurent Maudit, cofondateur de Mediapart, restent bien discrets. Il faut dire que la plupart des titres de presse sont possédés par des acteurs majeurs du dossier Numéro 23 et que Pascal Houzelot siège par exemple au conseil de surveillance du Monde. Vous avez dit diversité ?