Alors que l’affaire des Panama Papers n’en finit pas de rebondir et vient de conduire le Premier ministre islandais à la démission, l’eurodéputée écologiste Eva Joly estime que les Etats européens ont fait preuve d’une “indulgence coupable” dans ce dossier. Celle qui est également vice-présidente de la commission parlementaire en charge de faire la lumière sur les rouages de l’évasion fiscale déplore que les pays lésés ne soient “pas vigoureux pour se défendre” et évoque des positions “éminemment politiques”.
lelanceur.fr : Des millions de documents, des dizaines de milliers de sociétés écrans… Êtes-vous surprise par l’ampleur de cette affaire Panama Papers ?
Eva Joly : C’est exactement comme pour l’affaire des Luxleaks il y a un an et demi. Tout le monde savait qu’au Luxembourg les conditions fiscales étaient particulièrement avantageuse, mais nous avons tous été choqués, totalement éberlués quand nous avons vu qu’Ikea ou McDonald’s payaient si peu d’impôts… Concernant les Panama Papers, tout le monde savait que le Panama était un paradis fiscal sale, mais cette affaire nous montre l’ampleur de ce système. Aujourd’hui, la moitié des flux financiers transite par des paradis fiscaux. Pourtant la réaction se fait attendre.
Pourquoi ?
Tout simplement d’abord parce que la matière est très difficilement accessible. C’est un univers opaque. Comment trouver les sources pour renseigner sur ces flux ? Et qui financerait les études sur ces flux financiers ? En Norvège, un pôle d’excellence a été créé, qui travaille désormais sur cette question des flux financiers qui transitent par les paradis fiscaux.
Pourquoi le Panama ne figurait pas dans cette liste noire ?
On peut penser qu’il y a eu une intervention politique. Cette question des paradis fiscaux est éminemment politique. Regardez le scandale HSBC. Combien avez-vous vu de plaintes derrière ? Aucune. Tout s’est réglé de façon très feutrée à Bercy. C’est le problème du verrou de Bercy. Seul le ministère des Finances peut déposer plainte en matière fiscale.
Au vu des éléments contenus dans les Panama Papers, il faut aujourd’hui exiger des enquêtes publiques, des enquêtes judiciaires. Il faut faire un pool de juges et d’enquêteurs qui se concentreront sur les banques. La Société Générale, parmi d’autres établissements bancaires, a participé à des centaines d’évasions fiscales.
A-t-on les moyens de mettre en place ce pool ?
Bien sûr qu’on en a les moyens. Avec l’argent récupéré, cela rapporterait même plus à l’État que cela ne lui coûterait.
Ce régime bénéficie toujours aux mêmes, aux puissants, aux criminels qui blanchissent leur argent, à certains partis politiques”
L’Europe a-t-elle été trop indulgente sur cette question des paradis fiscaux ?
Les États membres ont fait preuve d’une indulgence très coupable. Mais le Parlement européen joue son rôle. Nous travaillons dur depuis longtemps pour cartographier les paradis fiscaux. Ce qui n’est pas facile. Des pays comme le Luxembourg par exemple font toujours obstruction. Mais, d’un autre côté, les pays victimes de ces évasions fiscales ne sont pas très vigoureux pour se défendre.
Pourquoi ?
Parce que ce régime bénéficie toujours aux mêmes, aux puissants, aux criminels qui blanchissent leur argent, à certains partis politiques qui souhaitent mettre de côté de l’argent qui ne sera pas comptabilisé dans les comptes de campagne…
Vous dites que le Parlement européen travaille dur sur ce sujet, en revanche, la Commission a plus l’air de traîner les pieds…
Le président de la Commission européenne est Jean-Claude Junker, l’ancien Premier ministre luxembourgeois. Au moment des Luxleaks, il a disparu pendant six jours avant de revenir finalement en affirmant vouloir lutter contre les évasions fiscales. Si lui n’est pas très virulent dans ce combat, il ne peut tout de même pas empêcher ses commissaires de travailler sur ce sujet. Et c’est ce qu’ils font…
Il y a conflit d’intérêts, selon vous, entre la position de Jean-Claude Junker à la Commission et son ancien poste de Premier ministre du Luxembourg ?
En tout cas, on peut le penser…
François Hollande affirme aujourd’hui qu’il faut protéger les lanceurs d’alerte, pourtant il avait joué l’immobilisme quand Edward Snowden demandait l’asile. Comment interprétez-vous cette position paradoxale ?
François Hollande est un maître dans le fait de dire ce que l’opinion veut entendre…
Aujourd’hui, l’Europe peut-elle protéger les lanceurs d’alerte ?
Elle devrait, mais la Commission européenne n’a pas mis à l’ordre du jour la protection des lanceurs d’alerte. Pire, avec le texte sur le secret des affaires, la situation sera même encore plus difficile pour les lanceurs d’alerte, qui ne pourront plus remplir leur fonction, comme les journalistes pour qui il sera plus difficile de travailler.
Aujourd’hui, il faut que l’opinion publique se saisisse de ce sujet. Il faut que l’on puisse protéger les lanceurs d’alerte, que l’on crée un fonds par exemple qui permette de financer la défense d’un lanceur d’alerte devant la justice et même de lui assurer la continuité de son salaire. Ce fonds pourrait être financé par exemple via les amendes liées aux fraudes dévoilées. Le risque c’est que dans trois jours cette affaire des Panama Papers soit chassée par une nouvelle actualité. Mais c’est à l’opinion publique de faire en sorte de maintenir le débat sur la table pour avancer vers toujours plus de transparence.