La Parole Libérée a délivré les mots des victimes d’actes pédophiles dans le diocèse de Lyon. Mais aussi ceux de Pierre Vignon, un prêtre qui vit dans les hauteurs du Vercors. Dans une lettre ouverte, ce juge au tribunal ecclésiastique de Lyon a exhorté le cardinal Barbarin à démissionner et à prendre acte de ses erreurs. Rencontre avec un religieux du maquis, qui résiste contre la racine des abus : le cléricalisme.
Lyon Capitale : Êtes-vous une grande gueule ?
Pierre Vignon : Les grandes gueules sont utiles. Le côté négatif est qu’elles imposent leur volonté et, en ce sens, je n’en suis pas une. Je dis simplement, après la lecture de la lettre du pape François pour une réponse de toute l’Église au problème des abus : ça suffit ! Les arabesques de jésuites sur des parquets d’archevêché, nous n’en voulons pas. Compte tenu du magnifique trou dans lequel je vis, je ne pouvais pas prévoir l’impact que cela aurait.
Il faut quand même oser, en tant que prêtre, demander la démission du primat des Gaules…
Je ne suis pas animé par la haine et ma lettre n’est pas une invitation à un chamboule-tout chrétien avec la tête du cardinal. Je ne m’en suis pas pris à Philippe Barbarin, l’homme de grande qualité et aimé légitimement. Le règlement de comptes avancé par certains est une explication simpliste par rapport à la gravité du problème. Je m’en prends à sa fonction. Sur le dossier capital de la pédophilie, il a pris conscience de la gravité de l’affaire bien trop tard par rapport aux soixante-douze victimes déclarées de Bernard Preynat.
Que lui reprochez-vous dans sa gestion de l’affaire ?
Le cardinal n’a pas su créer le lien avec les victimes. Se mettre tout de suite sur la défensive a créé un blocage. Après des séances d’autoflagellation, il dit que sa porte est ouverte. C’est très bien. Mais personne ne la franchit. Je ne juge pas de ses intentions mais, qu’il le veuille ou non, il ne peut pas être celui qui va établir le contact avec les victimes de La Parole Libérée. Et il faut aller au-devant dans un dialogue à égalité. Ce sont des hommes très intelligents, ils ont compris que leur prédateur était un malade.
Publiée sur Internet, la pétition liée à votre lettre ouverte a été signée par plus de 100 000 personnes. A-t-elle seulement provoqué des réactions de soutien ?
Ma demande peut paraître une monstruosité aux yeux de traditionalistes et conservateurs. Certains m’écrivent pour dire que j’attaque l’Église. Ils n’ont rien compris. Leur positionnement correspond à une mentalité de classe, un entre-soi qui ne veut pas être dérangé et en dehors des réalités du monde. Une telle mentalité ne renverse pas l’ordre établi, elle s’écrase. Je viens d’une tradition fondée sur le christianisme social. L’Église n’est pas une pyramide hiérarchique dans laquelle on doit être coincé et ne pas respirer. Elle propose des idéaux de foi très élevés auxquels on adhère librement, ce qui est mon cas. L’adhésion libre permet ce genre de réaction. Le cardinal Barbarin a certes des fonctions supérieures mais, fondamentalement, il reste un baptisé égal à tous les autres. Au jugement dernier, le Bon Dieu ne fait pas passer quelqu’un avant les autres parce qu’il est coiffé d’une mitre.
Qu’avez-vous ressenti à la lecture de la lettre du pape François ?
Je lui rends grâce d’avoir identifié la racine des abus : le cléricalisme. Au sein de l’Église, beaucoup veulent se faire soulager du poids de leurs angoisses. Je suis heureux d’être prêtre depuis trente-huit ans et me suis toujours interdit, par déontologie, de prendre une décision à la place de quelque chrétien que ce soit. Mais se sont infiltrés dans nos rangs du clergé et de l’épiscopat des gens qui usent d’une position de domination : “Je vous dis, au nom de Dieu, ce que vous devez faire et vous n’avez qu’à obéir.” C’est une falsification, une déviance. Ces gens-là n’ont rien à faire dans l’Église. Ce qui est incompréhensible, c’est qu’ils aient pu être protégés.
Qu’avez-vous pensé de la stratégie de défense du diocèse de Lyon ?
Elle est catastrophique. Avec, dès le début, le sentiment de réactions de com’ et non pas de pasteur. Ce système était valable pour un patron de grande entreprise, pas pour un diocèse. Le cabinet de gestion de crise Vae Solis à deux mille euros par jour a été abandonné mais, une fois embringué là-dedans, difficile d’en sortir. Je respecte infiniment la justice de mon pays. Toute forme de société implique un règlement et un arbitre pour trancher les choses difficiles. Mais il faut aussi aller en amont de la judiciarisation. Est-ce qu’un chrétien, à plus forte raison un archevêque de Lyon, doit attendre le délibéré d’un tribunal correctionnel pour poser un jugement moral de conscience ? La réponse est non. Et le cardinal le sait très bien puisqu’il a dit avoir reconnu les faits reprochés à Bernard Preynat en 2014, puis en 2007, puis finalement en 2004.
Le 7 janvier, le cardinal sera jugé, avec d’autres ecclésiastiques, pour non-dénonciation de crime. Pensez-vous qu’en attendant ce jugement il s’accroche au pouvoir temporel ?
Le pouvoir temporel d’archevêque de Lyon ? Il n’y en a plus. Mais le pouvoir spirituel est grand puisqu’il concentre l’exécutif, le législatif et le juridique. S’il a affaire à des esprits soumis ou faibles, l’audience est extraordinaire. Je ne crois pas qu’être trop docile rende service à nos chefs. Quand mon évêque est arrivé dans le diocèse de Valence, je lui ai dit que je lui serais toujours obéissant et loyal, mais jamais servile. Autrement dit, je ne vais pas être un courtisan qui va cirer les chaussures. C’est dans ma nature.
Le cardinal Ladaria ne devrait pas être présent au procès civil, n’ayant pas accusé réception de sa citation à comparaître. Est-ce normal ?
Le cardinal Ladaria est un bon père jésuite de l’île de Majorque qui a écrit son malheur avec le code verbal de la curie romaine. Dans l’affaire Preynat, il a dit au cardinal de prendre les mesures qui s’imposent, mais aussi les mesures pastorales, donc psychologiques et de soutien des victimes, ce qu’il n’a pas fait. Et il a dit “Et vous gardez le secret”. Mais c’est un vieux style juridique littéraire, une expression malheureuse qui sonne aujourd’hui de façon épouvantable. Le cardinal Ladaria a écrit selon les règles de son administration et je pense que cela sera prouvé. Qu’il ne se présente pas et que le Saint-Siège fasse exprès de ne pas recevoir les lettres recommandées est moins bien. Ça a l’air de dire qu’on se fiche du problème. Il faudrait faire face, tout simplement.
Qu’est-ce qui devrait changer ?
Du mot grec episkopos, “évêque” ne veut pas dire surveiller mais “veiller sur”. Il est essentiel qu’ils exercent davantage leur fonction de vigilance face aux prédateurs égarés dans nos rangs. Si l’évêque est un inaugurateur de chrysanthèmes, content de tout, le travail n’est pas fait. Avec une grande vigilance, les prédateurs et prédatrices – qu’il y a dans toutes les formes de société – iront voir ailleurs pour exercer leur corruption. Qu’ils se disent que si, pendant longtemps, en donnant de bonnes paroles, ils ont réussi à se taper les enfants de chœur ou dans le panier de la quête, maintenant c’est fini, il va falloir qu’ils trouvent autre chose. J’en serai le premier content. Du ménage ! Une Église ou une société de purs n’existe pas. Mais un des leitmotiv fondamentaux repris dans le concile Vatican II est Ecclesia semper reformanda est, “L’Église apprend de ses erreurs”. Même le pire traditionaliste est obligé de le reconnaître.
Lors du procès de Bernard Preynat, la prescription des affaires a fait couler beaucoup d’encre. Tout comme le fait qu’il ne serait pas repassé à l’acte depuis 1991…
Dire qu’il n’y a rien eu après 1991 est la parole de Bernard Preynat. Elle est difficile à croire avec autant de passages à l’acte avant. La vérité doit être faite. Sa pathologie est irréversible et il y a peut-être d’autres victimes. C’est un homme qui voyageait beaucoup. Je les invite à sortir de la fausse honte dans laquelle elles sont enfermées pour parler. Bernard Preynat n’est pas jeune. S’il devait mourir sans avoir été jugé, ce serait une nouvelle blessure infligée aux victimes. D’ailleurs, comment se fait-il qu’il soit dans les recours successifs alors qu’il a reconnu les faits ? Il se grandirait en affrontant, non pas en fuyant. Il a le droit d’avoir une maladie. Le problème est qu’elle ait pu causer du tort à d’autres. D’ailleurs, avec quelle complicité se planque-t-il ? Le cardinal Barbarin sait forcément où il se trouve et pourrait intervenir en lui demandant, en tant que son évêque, de cesser de prendre des mesures dilatoires dans l’ordre de la justice humaine pour essayer d’échapper à la réalité.
Qu’en est-il de la justice interne à l’Église ?
Le procès a été dans l’impasse par une mauvaise connaissance du droit canonique. Les juges n’arrivaient pas à poser la demande d’indemnisation faite par les victimes. La solution vient d’être trouvée, apparemment en haut lieu. Notamment grâce au cardinal Barbarin, qui a su intervenir. La forme de procédure a été requalifiée. Ce n’est plus un procès pénal administratif, mais un procès pénal judiciaire mené par un tribunal délégué du Saint-Siège à Lyon dans lequel le cardinal Barbarin n’est pas impliqué. Il va permettre d’examiner la question de la réparation des torts.
Comment fonctionne la justice ecclésiastique ? Vous-même êtes juge à Lyon…
Lyon, je ne peux plus y mettre les pieds (rires). La juridiction couvre les douze diocèses de la région Auvergne-Rhône-Alpes et il y a deux ou trois personnes consacrées à la suite de ces affaires, donc nous nous retrouvons. Mais, en tant que juge, je ne traite que des dossiers. Les affaires de mœurs concernant les prêtres vont directement au Saint-Siège avant d’être renvoyées. Comme je suis spécialisé en droit canon et que j’ai un tempérament un peu vigoureux, j’ai été amené à donner des conseils à des victimes : des jeunes religieuses écrabouillées par des mères supérieures ou des prêtres un peu saqués par leur évêque, donc des abus. Les victimes se sont passées le mot. Chez moi, elles ne trouvent pas un langage baignant dans le saint chrême.
Avez-vous subi des pressions suite à votre lettre ?
Chez nous, tout se passe en gants blancs. C’est charmant et il n’y a jamais un cri. Plutôt du style à se verser du poison dans la tasse. Mais, si on peut appeler cela des pressions, elles sont perdues d’avance. J’ai la chance d’avoir une grande tranquillité d’âme et d’avoir hérité des miens le don de la repartie. Si on m’embête, une petite sortie remet les choses d’aplomb. Et lorsqu’on a reçu une fois une décharge, en général, on n’en demande pas une deuxième.
Quelle est votre position sur le célibat des prêtres ?
Le Christ a été célibataire, vierge et il a choisi des apôtres mariés qui ont laissé leurs femmes pour pouvoir être premiers responsables d’Église. La tradition s’est conduite comme cela. Il a été permis au clergé qui aide l’évêque qu’ils soient des hommes mariés, ce que l’Église orthodoxe a conservé. L’Église catholique aussi, dans les parties orientales. Aujourd’hui, il paraît évident – tout en gardant la proposition de suivre le Christ vierge célibataire pour ceux dont c’est la vocation – d’admettre des hommes expérimentés mariés.
Les scandales de pédophilie ont-ils brisé quelque chose dans le lien avec les fidèles ?
Un certain style d’Église est en train de s’effondrer et on ne peut pas le regretter. Mais l’Église a traversé et enterré plusieurs civilisations. Après l’Empire romain, elle s’est adaptée dans la période des Barbares, dans la féodalité ainsi qu’à la Renaissance. La formule va paraître amusante, mais je crois qu’elle est vraie : l’Église est toujours en retard d’un train, mais elle ne manque jamais le dernier. Le point merveilleux, c’est le courage exceptionnel des victimes de La Parole Libérée, qui, en parlant, ont défait le piège mental dans lequel Bernard Preynat les avait enfermées. Et leur milieu de l’Ouest lyonnais avec, d’ailleurs. À partir du moment où la victime fait exploser sa prison, la vie devient très difficile pour les prédateurs. Ce qui est en train de se passer sous nos yeux doit se faire dans toute la société. Que le mouvement commence dans l’Église est une bonne chose. Mais il faudra que cela continue partout. En France, un enfant sur cinq est abusé.
*Entretien paru initialement dans le mensuel du mois d’octobre du magazine Lyon Capitale