Pour l’ancien haut-fonctionnaire du ministère de la Défense et chercheur sur les questions stratégiques internationales, les bombardements militaires de la France contre Daech en Irak et en Syrie entrent dans la logique du terrorisme. Entretien.
Le lanceur.fr : Les moyens de sécurité mis en place en France sont-ils adaptés au contexte actuel, à savoir le fait qu’un camion peut devenir une arme pour commettre un massacre ?
Pierre Conesa : Le risque zéro n’existe pas. La stratégie du terrorisme est toujours d’attaquer l’endroit le moins protégé et celui qui va garantir le plus de couvertures médiatiques. Sachant cela, vous faites le recensement en France et vous avez 5 millions de possibilités entre les festivals de l’été, les matchs de football, etc. Les moyens pour assurer la sécurité peuvent toujours être augmentés. Mais si on ne veut pas devenir une société comme la Corée du Nord, il faut se poser une question politique : pourquoi est-ce que l’on continue à être la cible principale de Daech ?
L’Obs a révélé que les militaires présents aux abords du Bataclan le 13 novembre dernier n’étaient là qu’en assistance et ne pouvaient pas intervenir. Il ne s’agit pas là d’une question de moyens, mais de décision, d’instruction ? Ne faut-il pas aller plus loin ?
La première bavure sera immédiatement l’objet d’un procès. Après les attentats de Londres en 2005 et le port de ceintures explosives par les attaquants, la solution qui avait été donnée était de viser la tête en cas de doute. Résultat, un Portugais et un Brésilien ont été tués parce qu’ils avaient un comportement que le policier a jugé trouble. Ces mesures s’inspirent du système à l’américaine, qui estime que comme les gangs sont très bien armés, ils commencent par tirer avant de poser des questions. Nous ne sommes pas en situation de guerre, mais dans une situation où l’on considère que c’est une menace extérieure qui relève de la sécurité intérieure.
“Pour les terroristes, c’est une action du faible au fort”
Si ce n’est pas la guerre, qu’est-ce que c’est ?
C’est un état d’urgence qui fait l’objet de débats à n’en plus finir. Il y a quelques semaines à peine, un député de l’opposition expliquait que la menace avait disparu, et donc qu’il fallait lever l’état d’urgence. Comme si les terroristes allaient annoncer leurs intentions. Pour l’État islamique, c’est une relation de guerre, c’est nous qui faisons semblant que ça n’en est pas une. Les terroristes du Bataclan l’ont dit très clairement et la propagande de Daech le répète continuellement : “vous nous bombardez chez nous, vous tuez des femmes et des enfants, donc nous venons le faire chez vous”. Pour nous, c’est plus quelque chose qui tient de la police internationale. Mais ce n’est pas vrai, c’est une guerre que nous avons déclaré en décidant, avec les Américains et d’autres, d’intervenir contre Daech. Pour les terroristes, c’est une action de rétorsion, une action du faible au fort.
À Nice, l’attentat n’a pourtant pas été directement revendiqué par l’État islamique ?
Aujourd’hui, on va être dans une stratégie de concurrence et de compétition entre Daech et Al Qaïda. On n’est pas dans une situation à se demander si ce sont les uns plutôt que les autres. Il y a une espèce de brouillon de culture, qui est cette mouvance salafiste sensibilisée à tout ce que l’on fait dans le monde musulman. Tout d’un coup, vous pouvez avoir affaire soit à des délinquants multirécidivistes déjà condamnés et qui présentent tout le profil dont il faut se méfier, mais vous en avez aussi qui ne passent pas à l’acte. À Nice, le scénario semble celui d’un homme qui ne faisait pas l’objet d’une radicalisation, mais qui a dû probablement se décider à passer à l’acte très rapidement, sous une forme de radicalisation très superficielle. Là, c’était extrêmement difficile à déceler. C’est avant tout un problème de politique générale : est-ce qu’il faut arrêter tous les gens qui se revendiquent du salafisme ?
“L’armée devrait s’occuper de la sécurité du territoire, en collaboration avec les autres pays de l’espace Schengen”
La défense met-elle aujourd’hui tout ses moyens pour éviter ces attaques ?
Il y a plusieurs techniques. Celle qu’adopte le gouvernement français est d’aller se battre en Syrie pour assurer la sécurité du territoire ici. On ne peut pas dire que le résultat soit très probant. Je pense que l’armée devrait s’occuper de la sécurité du territoire, en collaboration avec les autres pays de l’espace Schengen. Aujourd’hui, avoir une armée de terre qui fait de la défense statique sur tous les bâtiments publics… On sait bien que ce n’est pas là que l’attentat va se passer. Dès qu’il y aura un militaire devant, on choisira une cible légèrement à côté. Les festivals parsèment la France, un attentat est possible n’importe où, n’importe quand.
Les forces mobilisées en Syrie devraient donc, selon vous, revenir sur le territoire français ?
La logique : “ils nous ont frappés, nous allons répliquer, et vice versa”, est celle du terrorisme. Acte terroriste, rétorsion, provocation, c’est le cycle classique. Au début de la guerre d’Algérie, quand il y a eu les premiers attentats, tous les hommes politiques ont dit qu’ils enverraient l’armée : on connaît la fin de l’histoire. L’acte terroriste peut avoir des causes politiques ou géostratégiques, mais aussi des causes strictement religieuses. Dans le cas par exemple de l’Algérie, lors des années sombres – dans les années 90 – et des attentats du Luxembourg et de Port-Royal, on était dans une logique strictement religieuse, puisque la France ne faisait rien en Algérie. Là effectivement, il n’y a pas d’autre solution que la répression. Mais quand il y a une rétorsion du faible au fort avec l’envoi d’avions et une réplique par des attentats, ce sont deux logiques militaires différentes. C’est ce qu’on appelle la guerre asymétrique. Les gens de Daech considèrent que nous avons déclenché la guerre, ils n’ont pas totalement tort. Quand vous lisez sur un site salafiste qu’il y a 1000 morts à Gaza et que l’on ne fait rien et qu’avec trois Occidentaux égorgés on envoie l’armée, vous pouvez difficilement répliquer sur cette analyse-là.
Tant qu’on n’aura pas décidé de faire passer Georges Bush et Tony Blair devant la cour pénale internationale, nous n’aurons plus aucune crédibilité
Au sein du ministère de la Défense, vos arguments contre l’intervention en Syrie sont-ils répandus, entendus ?
Je ne crois pas. Depuis 1991 et la disparition de l’URSS, on a systématiquement militarisé toutes les crises. Dans le cas de la Bosnie et de la Yougoslavie, on pouvait comprendre, car c’est notre espace stratégique, l’Europe, et qu’il fallait une séparation pour empêcher des massacres. Mais ensuite, ça a complètement dérapé. Après les attentats du 11 septembre, c’est l’intervention en Afghanistan. Le résultat est qu’on a été sur le terrain plus longtemps que les Soviétiques – deux ans- avec un effort militaire identique. En plus, on a bombardé le nord du Pakistan, ce que les Soviétiques n’avaient jamais fait. Quand on regarde le résultat, c’est le même. Ensuite, on y a eu l’Irak, une catastrophe. Tant qu’on n’aura pas décidé de faire passer Georges Bush et Tony Blair devant la cour pénale internationale, nous n’aurons plus aucune crédibilité. La troisième opération est la Libye, décidée parce que Nicolas Sarkozy voulait se venger de l’humiliation que lui avait faite Mouammar Kadhafi. Aujourd’hui, même Bernard Henri Lévy n’y va plus tellement c’est instable ! Au lieu de tirer des conclusions sur les limites de l’outil militaire et de se poser des questions politiques, on envoie du militaire d’abord et ensuite on dit qu’il faut trouver une solution politique. C’est le contraire qu’il faut faire ! Si on ne peut pas gérer militairement une situation, on ne s’y engage pas. Pour le cas de la Syrie, il y a quatre guerres en une : celle des Kurdes contre les Turques, celle de Bachar Al-Assad contre presque tout le monde, celle des sunnites contre les chiites, et la guerre de Daech. Au milieu de ça, il y a les Occidentaux qui se voient comme des chevaliers blancs de la sécurité internationale. On voit bien qu’en Syrie, cela ne tient pas debout. Actuellement, sans se mettre au sol, nous faisons du bombardement ciblé : une bombe de 250 kilos ne tue jamais seulement un terroriste, mais tout le monde qui est autour. Cela fait des victimes, et cela alimente la propagande de Daech. C’est un cercle vicieux dont on ne sortira qu’en reconnaissant que l’on s’est trompé. Il y a évidemment les formes pour le faire.