La communication de crise d’ArcelorMittal suite à la diffusion d’une vidéo montrant un déversement d’acide dans un crassier près de Florange est sérieusement mise à mal par une enquête diffusée sur Planète. Face à ces révélations, de nombreux lanceurs d’alerte soulignent dans un courrier à la procureure de Thionville les difficultés rencontrées par l’auteur de la vidéo et demandent un rendu rapide des conclusions de l’enquête judiciaire ouverte il y a neuf mois.
“Constater que les journalistes puissent identifier des acteurs et témoins de cette affaire alors que l’enquête judiciaire semble piétiner ne peut que nous interroger.” Dans un courrier à la procureure de la République de Thionville, une vingtaine de personnalités et lanceurs d’alerte indique se tenir “aux côtés de Karim Ben Ali” et s’engage à “faire preuve de la plus grande vigilance dans cette affaire”. En décembre 2016, alors intérimaire pour l’entreprise Sanest, du groupe Suez, Karim Ben Ali est missionné comme transporteur routier et doit déverser dans un crassier des camions entiers de produits qui semblent extrêmement acides. “Quand le produit n’était pas trop acide, il était envoyé chez Veolia, dans un centre de traitement en interne. Là, nous avions des échantillons et de petites lamelles pour contrôler et faire un test de pH. Mais, pour les déversements dans le crassier, le seul truc qu’on me disait, c’est : Si tu vois une voiture blanche qui tourne en rond, un hélico ou un petit avion, tu débranches les tuyaux, tu les laisses par terre et tu t’en vas”, témoigne-t-il. Révolté par la pratique, il parvient à filmer ces déversements pour les dénoncer. Une vidéo qui bouleversera sa vie.
D’abord restées confidentielles, les images sont reprises six mois plus tard par Le Républicain lorrain et par France Bleu. La vidéo devient virale, les articles de presse se multiplient. “Là, je me suis dit que j’allais avoir des problèmes”, se souvient Karim Ben Ali. Depuis qu’il a filmé ces images, impossible de retrouver une mission pour celui qui travaillait en intérim depuis sept ans, par choix, sans rencontrer de difficultés particulières. “Un copain qui travaille dans une boîte d’intérim m’a dit : “Tu sais Karim, ArcelorMittal est le premier employeur d’intérimaires en sous-traitance. Un transporteur, dans la région, quand il vient charger le vendredi, c’est chez Arcelor.” Avant de mettre en ligne sa vidéo, Karim Ben Ali s’est présenté à la caserne de pompiers de Rombas pour alerter les autorités. Il a remis ses images à l’un d’entre eux. Ce pompier, qui travaillait également sur le site d’ArcelorMittal, a transmis la vidéo dès la fin du mois de décembre 2016 à sa supérieure. Elle aurait ensuite été remise à la responsable environnement de l’usine de Florange.
Secret de polichinelle
Ces déversements étaient-ils un secret de polichinelle ? Alors que le groupe a vraisemblablement été en possession des images tournées par Karim Ben Ali dès décembre 2016, les explications sont très différentes lorsque l’affaire surgit dans les médias. Parallèlement, la procureure de la République de Thionville annonce l’ouverture d’une enquête préliminaire et des prélèvements sont réalisés, sans que Karim Ben Ali soit présent pour indiquer les endroits où il a dû déverser les produits. Le groupe ArcelorMittal assure qu’il ne s’agit pas d’acide dans la vidéo, mais de “boues d’hydroxyde de fer”. Une défense mise à mal par l’enquête de Pedro Brito da Fonseca, de l’agence de presse Premières Lignes. Une directrice de recherche au CNRS, Claude Grison, explique clairement l’aspect des boues d’hydroxyde de fer, très différent des produits visibles dans la vidéo. Tandis que les prélèvements effectués par la direction régionale de l’environnement (Dreal) n’ont toujours pas été communiqués, des prélèvements sont effectués par le journaliste aux côtés de Karim Ben Ali pour les soumettre à l’analyse du laboratoire indépendant Analytica. Les résultats, qui ne peuvent constituer une preuve scientifique irréfutable un an après, sont pourtant parlants concernant les taux de chlorure et de sulfate présents à l’endroit désigné par Karim Ben Ali. L’enquête révèle également une seconde vidéo de déversement sur laquelle apparaissent les plaques d’identification du camion : un code correspond au transport de matière corrosive, le second est le code international des Nations unies pour identifier une cargaison transportant de l’acide chlorhydrique en solution.
“Années folles” et cicatrices anciennes
Contacté par Le Lanceur il y a quelques mois, le député MoDem de la 8e circonscription de Moselle, Brahim Hammouche, appelait à la prudence. “Il faut attendre raisonnablement les conclusions de la justice, conseillait-il. Ce site ne date pas d’il y a vingt ans, il a quelques années folles derrière lui, donc il y a eu pas mal d’entreprises avant. Et faire la part de ce qui a été déversé hier, aujourd’hui, avant-hier… c’est compliqué.”
Interrogé sur l’annonce par Lakshmi Mittal − seulement deux semaines après l’ouverture d’une enquête par la justice − qu’il injecterait 68 millions d’euros à Florange, le député refuse de faire un quelconque lien entre cette annonce, pourtant attendue de longue date, et le raffut suscité par la vidéo. En novembre, lors d’un comité de suivi, il constate cependant qu’en termes d’investissement l’entreprise Mittal “va au-delà de ce qu’ils avaient prévu”. Sur une enveloppe estimée à 180 millions d’euros, 19 millions seraient débloqués pour l’environnement et près de 47 millions pour “la pérennité de l’écosystème” autour du plus gros site mondial de recherche et de développement sur l’acier.
Sur le déversement révélé, le député tient à préciser que “le personnel a été extrêmement touché par cette affaire, qui a été vécue comme une remise en cause de leur professionnalisme, de leurs compétences et de leur éthique personnelle dans le domaine particulièrement sensible qu’est la sidérurgie. Les traumatismes des fermetures sont encore à vif et nous sommes dans des situations où l’on rouvre des cicatrices anciennes. Contrairement à ce que l’on croit, il y a encore de la métallurgie ici et c’est une grosse industrie”. Avec plus de 2.000 personnes employées en 2016, ArcelorMittal reste le principal employeur du département.
“C’est quoi la loi Sapin II, un cercueil ?”
“Je me fais insulter par des ouvriers dans mon patelin, sur le chemin de l’école avec mes enfants. Ils ont peur pour leur boulot. J’ai écrit au groupe de soutien du ministère de la Justice sur Facebook, on me répond d’aller porter plainte à la police, mais la police ne fait que dalle, ça me rend fou.” Pour Karim Ben Ali, la situation reste très difficile un an après. Ni formé ni protégé pour manipuler des produits chimiques, il a perdu le goût, l’odorat et souffre de sévères irritations aux yeux. En septembre dernier, il a été hospitalisé plusieurs semaines suite à un burn-out. Alors que son action semble correspondre à celle d’un lanceur d’alerte selon la définition de la loi de protection votée en France en décembre 2016, aucune protection particulière ne lui a été accordée. “Mais c’est quoi, la loi Sapin II ? C’est un cercueil ? Ça ne me protège même pas. Je demande juste à pouvoir bosser. Il y a trois choses simples pour que le lanceur d’alerte soit bien : être suivi psychologiquement, dès le début, pouvoir retrouver un travail et si, comme moi, il y a des insultes, avoir la possibilité de déménager”, exposait le père de famille juste avant les fêtes de Noël.
Lettre de lanceurs d’alerte à la procureure de la République de Thionville. by Le Lanceur on Scribd