Pourquoi ce “journal de la présidentielle” ? Mon premier vrai contact avec “le monde politique” date d’avril 1993. Je venais de quitter un magazine national pour devenir attaché parlementaire, “par amour de la République”. Quelle naïveté à l’époque ! Et attaché parlementaire, quel drôle de truc… Était-ce un métier ? Pas le moins du monde, pire que journaliste, un attaché devenant vite le rouage essentiel d’une mécanique inutile. Car “le système” français est très fort, génial même, il finit toujours par vous rattraper, vous inclure, vous diluer et vous réduire. Oui, il vous attache. Pour changer vraiment les choses, il faudrait résister à la tentation d’exercer le pouvoir, rester à l’orée du bois, aiguillon toujours vert d’un conifère jamais caduc. Et défaire ses liens avec un plaisir non dissimulé, quoique subtil, un peu comme Robbe-Grillet dans Angélique ou l’enchantement (mais le nouveau roman est-il autre chose qu’une antique antiquité en 2016 ?)
Dis seulement une parole et je serai guéri
Du salon de l’Agriculture au CSA, il est incommensurable le nombre de “rebelles” qui se précipitent avec zèle auprès du président de la République en visite, qu’ils venaient pourtant de tenter de ratatiner dans un blog ou un discours vengeur l’avant-veille. Monsieur le président par-ci, cher François par-là… L’horreur absolue ? Ne plus en être, ne plus faire partie de l’oligarchie, ne plus être remarqué, salué, reconnu. Dis seulement une parole et je serai guéri. Euh… “Casse-toi pov’ con” ? Pourquoi pas ? L’insulte est dans ce milieu toujours préférable à l’indifférence. “L’indifférence, tu es l’agneau, elle est le loup”, chantait le Toulonnais Bécaud, que tout le monde a (in)justement oublié, sauf quelques mauvais imitateurs sévissant dans les clubs du quatrième âge. Car, en plus, il va falloir se farcir les vieux. Ne vous croyez pas à l’abri, vous aussi vous allez vivre cent ans.
J’ai rapidement quitté ce Titanic pour voguer vers d’autres Atlantide, partant du phénomène – ce que l’on voit – plutôt que du postulat – ce que l’on pense – qu’autour c’est toujours mieux que dedans. Un peu comme la religion, sans doute le pire moyen d’arriver jusqu’à Dieu, Celui dont tout le monde parle et que personne n’a vu, sauf quelques illuminati. Mais c’est une autre histoire. Vraiment ? Voire ! “L’Histoire avec sa grande hache”, écrivait Perec dans W ou le souvenir d’enfance. Les marchands du temple ne sont certes pas encore ubérisés et les bûcherons ne courent plus les forêts. Rhhhhaaaaa !
Cherche chefs-d’œuvre pour résister au vide
J’ai revu récemment Le Guépard. “Pour que rien ne change, il faut que tout change, tu comprends ?” lance Alain Delon à Burt Lancaster dans une réplique culte du chef-d’œuvre de Visconti. Le problème, précisément, c’est qu’il n’y a plus beaucoup de chefs-d’œuvre. Nous sommes passés, après deux guerres mondiales, d’une résurrection joyeuse des nations européennes au post-modernisme, jusqu’à ce que la technocratie de Bruxelles nous amène iné-luc-ta-ble-ment à l’ère du vide absolu.
L’Europe, alpha et oméga de nos politiciens, qui bien souvent n’ont guère voyagé (je ne parle pas de tourisme), n’ont jamais créé un (véritable) emploi, confondent une corneille et un merle, Visconti et Scola, et pour lesquels Lampedusa n’est qu’une île où viennent s’échouer “des migrants”, sous le regard indifférent des mouettes rieuses. Comment en est-on arrivé là ? Mais putain que s’est-il passé ?
Une sorte de The Voice permanent
Le pire, sans conteste, c’est que nos politiciens sont souvent sincères, qu’ils ne sont certes pas les Machiavel que l’on décrit la plupart du temps. Mais il faut bien vivre. Incapables de se financer, n’osant plus avancer la moindre idée iconoclaste par peur d’être brûlés sur le bûcher du politiquement correct, ils participent à une sorte de The Voice permanent, en espérant ne pas se faire évacuer trop vite. Mais ils finissent presque toujours par être repêchés, car contrairement au jeu de TF1, on peut perdre puis revenir en jurant, la main sur le cœur, “avoir changé”. Produisent un livre. Vont chez Ruquier. Font du vélo. J’ai changé. J’ai changé. J’ai changé.
Quant à Marine Le Pen, elle dit la même chose, tout en disant le contraire. Ainsi, à l’occasion des dernières élections, alors que le FN était en passe de pouvoir remporter trois ou quatre régions, le message principal était : “N’ayez pas peur, on ne va rien bouleverser”. Les Français ont bien compris : 60 % vont à la pêche, dans les 40 % qui votent beaucoup le font avec leurs pieds au premier tour… pour au second élire par défaut des attelages improbables. Oui, le système est décidément très fort, qui a fini par inclure le Front national dans sa matrice. UMPSFN.
Et Mélenchon ? Je me souviens d’un voyage dans ma famille dans le sud de l’Italie – c’était au milieu des années 1980. Un vieil oncle responsable local du Parti communiste italien était très étonné par le double discours du PCF. “Ma vous les Français, ouna chosé qu’elle est incredoyable, vous avez inventé lou dédans-déhors : la sémaine vous gouvernez avec les sochialistes et lou dimanche vous manifestez contré lou gouvernement dans léquel vous siégez. Incredoyable !” Mélenchon (un homme cultivé qui ne ferait pas de mal à une mouche) me fascine, car il est le dernier et flamboyant gardien de cette tradition bien française : celle du bon bourgeois – qui n’a travaillé que quelques mois dans le privé après ses études, élu pour la première fois en… 1983 – qui joue au communard (camarade, merci de rendre ton écharpe rouge à Christophe Barbier, il la cherche partout).
Ailleurs et liberté
Ceci étant posé, je n’ai aucune colère, aucune aigreur, aucune haine vis-à-vis du personnel politique. Il y a longtemps que j’ai pris le parti, sinon d’en rire, du moins d’observer tout cela avec pas mal de recul, comme une gigantesque commedia dell’arte en temps réel. Car les choses se décident ailleurs, dans les entreprises, dans les familles, les start-up, les ateliers d’artistes, chez les groupes de rock, chez certaines associations de quartier. Partout, partout, partout. Sauf où les politiques pensent que les choses se décident. L’ubérisation est en marche et le monde politique est en retard, sur tout ou presque.
Le système oligarchique parviendra-t-il comme à son habitude à réduire ce phénomène ou le peuple fera-t-il sans le personnel politique ? Poser cette question, c’est déjà y répondre un peu, non ? Jusqu’au mois de mai 2017, je tiendrai par conséquent ce “Journal de la présidentielle”. En toute liberté et aussi, je l’avoue, pour emmerder un peu tous ceux qui me conseillent de “rentrer enfin dans le rang”. Un de mes amis m’a dit un jour : “Il ne faut jamais exister par son carnet d’adresses : je connais untel, je connais tel autre… Non, il faut seulement poser un regard lucide mais bienveillant sur tous et essayer d’aider chacun, à sa manière.” Un bon résumé.
Bergère, ô tour Eiffel, le troupeau des ponts bêle ce matin.