La mise en place d’une sélection des étudiants à l’entrée en master, ou entre la 4e et la 5e année, divise le monde universitaire. Alors que le Gouvernement doit adopter un décret sur la question au mois d’avril, Isabelle Mathieu, ingénieur de recherche à l’université de Bourgogne, espère une évolution de la situation actuelle, “en décalage avec la réalité sociale”.
Le Lanceur : Pourquoi jugez-vous “nécessaire” d’instaurer un mécanisme de sélection des étudiants à l’entrée en master ?
Isabelle Mathieu : Je parle ici des masters à finalité professionnelle. Ils sont censés déboucher sur des postes de haut niveau : les diplômés sont théoriquement amenés à diriger des structures, à encadrer des projets – en tout cas dans le domaine qui me concerne, celui de l’action culturelle. Dans le contexte actuel, il n’est pas raisonnable d’ouvrir les masters à des cohortes plus importantes que ce que le marché de l’emploi est en mesure d’absorber : cela revient à entretenir des illusions, de celles qui amènent ensuite à dire que « les universités fabriquent des chômeurs »…
Finalement, si la sélection ne se fait pas à l’entrée, elle se fait malheureusement à la sortie. Par ailleurs, en master professionnel nous avons l’obligation d’accompagner les étudiants dans la construction de leur projet professionnel. Cela demande un encadrement personnalisé qu’il est impossible d’effectuer correctement avec des effectifs qu’on ne contrôle pas.
Comment se fait-il que cette vision suscite encore autant de blocages aujourd’hui ?
On hérite de l’ancien système, Licence, Maîtrise et DEA ou DESS. La sélection à l’entrée en DESS ou en DEA ne posait pas trop de problème. Au moment du passage au système LMD (Licence-Master-Doctorat), on a construit un modèle bâtard, en maintenant la sélection à l’entrée de la 5e année. La plupart des syndicats étudiants y sont opposés et ils n’ont pas complètement tort : le passage au système LMD a été mal fait car on a bricolé en superposant l’ancien cadre et le nouveau. Logiquement, la sélection aurait dû être instituée à l’entrée en Master 1. Cela aurait évité cette situation ubuesque, où tout est bloqué.
Le décret, annoncé par le Gouvernement au mois d’avril, peut-il faire évoluer la situation ?
Le Conseil d’Etat a récemment confirmé l’illégalité de la sélection, aussi bien à l’entrée en M1 qu’entre M1 et M2. La ministre de l’Education nationale et le secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur ont annoncé un décret au mois d’avril pour “mettre fin aux ambiguïtés”. On ne peut pas préjuger du contenu, mais Thierry Mandon a dévoilé quelques pistes. Il a déclaré que ce décret fera en sorte que les universités qui sélectionnent actuellement ne seront plus dans l’illégalité. Il y aurait donc une liste des formations où la sélection sera possible, et dans les autres elle sera interdite. Si l’on se lance dans ce système, il faudra réviser la liste chaque année car l’offre de formation évolue en permanence.
De plus, dans le cadre de la loi LRU, censée conférer de l’autonomie aux universités, il serait incompréhensible de ne pas laisser les établissements définir pour quel master il convient de sélectionner ou pas. Enfin, d’après les déclarations de Thierry Mandon, ce décret ne va concerner que la sélection entre le M1 et le M2. Il faudrait avoir le courage de dire que la sélection en M2 n’a plus de sens dans de nombreux cas, mais qu’il faut pouvoir orienter les étudiants à l’entrée en M1.
Est-ce qu’une autre solution ne serait pas de rendre les licences plus professionnalisantes, pour que les étudiants puissent plus facilement s’insérer sur le marché du travail avant le master ?
Je ne dis pas qu’il faut transformer toutes les licences en licences professionnelles, mais il faut promouvoir la Licence, la valoriser comme devant permettre une entrée sur le marché du travail. Avec la dégradation du marché de l’emploi, les études montrent que plus les jeunes sont diplômés, plus ils ont de chances de s’insérer sur le marché du travail. Donc les gens pensent que plus ils font d’études, plus ils auront de chances de trouver un emploi. Or ce raisonnement a une limite, tout simplement parce que ce n’est pas le diplôme qui fait l’emploi. Les employeurs sont grandement responsables de cette illusion : ils ont de plus en plus tendance à recruter des jeunes titulaires d’un master pour des tâches qui ne correspondent pas à leurs qualifications, à des salaires inférieurs.
Est-ce que ça ne montre pas aussi les limites de la licence ?
Ces limites sont relatives. Des jeunes font 5 ans d’études, leurs familles font des sacrifices financiers énormes et, au bout du compte, ils se retrouvent à occuper des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés et sous-payés. Les effets négatifs sont extrêmement importants alors que, bien souvent, une licence suffirait pour occuper efficacement le poste proposé. Le monde du travail demande aujourd’hui à l’université de donner des compétences techniques, des savoir-faire pointus, de produire des professionnels qui savent travailler avant même d’avoir appris. Le rôle de l’université, ce n’est pas ça, ou en tout cas, ce n’est pas que cela. C’est avant tout de transmettre des connaissances et une culture générale, des méthodes de travail et des capacités de réflexion. Un jeune diplômé qui sait réfléchir et qui maîtrise la culture du métier qu’il souhaite exercer, pourra rapidement développer des compétences professionnelles.
Valoriser à ce point les masters, cela revient à dire qu’un étudiant titulaire d’une licence ne sait rien faire, est inapte au marché du travail. Je pense que ce n’est pas vrai. Les jeunes auraient tout intérêt à entrer sur le marché du travail le plus rapidement possible. Trois ans d’études supérieures, ce n’est pas négligeable. Quitte à revenir ensuite en formation continue pour progresser dans son milieu professionnel, ou dans un autre. Ce serait plus efficace, mais les universités n’ont pas suffisamment de moyens pour développer une formation continue adaptée au contexte économique et aux nouvelles trajectoires professionnelles.
Cette vision de l’université découle aussi de ce que vous analysez, quand vous expliquez que “les Gouvernements, depuis les années 1970, ont réduit l’éducation populaire à la portion congrue”. Pourquoi ?
Personne ne se soucie plus de l’Education populaire. Elle a perdu son rôle d’intermédiaire entre l’Éducation nationale et la Culture. Ces réseaux accomplissaient pourtant un travail important, avec un vivier d’associations à même de promouvoir l’action culturelle et la formation tout au long de la vie. C’était un milieu extrêmement divers et vivant, mais qui est plus que jamais cantonné à la Jeunesse et aux Sports. Comme si l’éducation devait être réservée à la jeunesse ! C’est un rétrécissement funeste du champ d’action de l’Éducation populaire, qui s’est vue progressivement asséchée en moyens humains et financiers. Dans l’argumentaire de la ministre, dire qu’il faut que tout le monde puisse avoir un master au nom du partage démocratique du savoir dénote une vision restrictive de la société dans sa capacité à progresser par le partage des connaissances. Comme si l’acquisition du savoir et son partage s’arrêtaient une fois qu’on a un diplôme…
Ci-dessous, Le Lanceur publie l’article d’Isabelle Mathieu, paru sur le site The Conversation.
Masters : les trois illusions
Isabelle Mathieu, Université de Bourgogne
Par un malheureux concours de circonstances, les députés ont débattu la StraNES (Stratégie nationale pour l’Enseignement supérieur) quelques jours après que le Conseil d’État a brutalement rappelé les universités à l’interdiction qui leur est faite d’effectuer une sélection à l’entrée en master ainsi qu’entre la première et la deuxième année du cycle. Est-ce cette fâcheuse coïncidence qui a conduit la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, à indiquer qu’elle veillerait personnellement à ce que cette interdiction soit appliquée le plus strictement possible ?
On veut croire que seul le télescopage calendaire est à l’origine de cette maladresse, tant cette façon lapidaire de clore la discussion est inadaptée à l’ampleur de la question posée. Laquelle méritait pour le moins de larges échanges avec les acteurs concernés au premier chef, à savoir les universités qui organisent les cursus de master et délivrent les diplômes.
Pour aussi brutale qu’elle ait pu apparaître, la décision du Conseil d’État n’en constituait pas moins une invitation à poser enfin clairement les termes d’un débat trop longtemps différé. Quand le droit est en décalage avec la réalité sociale, on ne peut se contenter de le rappeler sèchement : il faut avoir l’intelligence de l’adapter aux conditions nouvelles, et cette responsabilité incombe au politique. Il est donc temps de mettre un terme à des années d’hypocrisie et de démagogie, de rappeler à quelles fins l’université délivre des diplômes et pourquoi les responsables de nombreux masters estiment nécessaire de sélectionner les étudiants.
L’illusion de la non-sélection
Jusqu’à ce jour en tout cas, la principale mission de l’université est double : elle consiste d’une part à produire des connaissances et à les diffuser à travers la société dans une perspective de progrès ; d’autre part à permettre aux étudiants de transformer ces savoirs en savoir-faire, par un processus de formation professionnelle appuyé sur l’excellence des connaissances transmises.
Dans le dispositif LMD (licence master doctorat), le master est le moment où s’effectue une première distinction entre ces deux options. À ce stade, les étudiants qui se destinent à des fonctions d’expertise ou d’encadrement doivent choisir entre une formation à la recherche qui les conduira éventuellement vers un doctorat, et un cursus directement professionnel censé leur permettre de s’insérer rapidement dans le monde du travail.
Que la réforme LMD ne soit pas totalement aboutie, qu’elle ait été bâtie en bricolant l’ancien et le nouveau, c’est incontestable. Mais pourquoi faudrait-il, sous prétexte qu’il faut deux ans pour obtenir un master, que les équipes pédagogiques renoncent à orienter les étudiants, au risque de les fourvoyer dans des voies sans issue ? Pourquoi ne fait-on pas confiance aux enseignants pour apprécier leur propre capacité à former des jeunes aptes à s’insérer, et à déterminer en conséquence les effectifs souhaitables, les prérequis et prédispositions nécessaires ? Pourquoi ne pas admettre qu’une orientation – forcément sélective – reste nécessaire, au moins pour l’entrée en M1 ? Et pourquoi, surtout, s’obstine-t-on à faire croire à tous les étudiants qu’ils trouveront facilement un emploi hautement qualifié dès qu’ils auront en poche le fameux sésame sur lequel est écrit « Master » ?
Cela est encore vrai dans certains secteurs, mais ça ne l’est déjà plus dans d’autres, où l’offre de formation s’est développée de façon incontrôlée. Et ça le sera de moins en moins si la ministre persiste dans la voie qu’elle a annoncée. D’une part parce que les universités n’ont actuellement pas les moyens, ni humains ni matériels ni financiers, d’accompagner vers la professionnalisation des flux excédant leurs capacités d’accueil. D’autre part parce qu’il y a, fondamentalement, une insupportable malhonnêteté à prétendre que tous les jeunes adultes sont susceptibles, après cinq ans à l’université, d’occuper un poste de direction ou d’encadrement. Car finalement, renoncer à toute orientation après le baccalauréat revient à faire croire que 80 % d’une classe d’âge aura la possibilité d’accéder au grade de master et aux emplois théoriquement correspondants.
L’illusion de la « diplomation »
Il est pourtant avéré que, aussi souhaitable qu’elle soit, la massification de l’enseignement supérieur en formation initiale, conjuguée à la dégradation de la situation de l’emploi, produit mécaniquement une dépréciation des titres universitaires sur le marché du travail. Ainsi voit-on des employeurs proposer sans vergogne à de jeunes titulaires d’un master, des salaires en dessous du SMIC pour des tâches sans rapport avec leur qualification… ou pire encore : pour des tâches correspondant à leur qualification ! On peut bien sûr se satisfaire, voire se féliciter, de ce gâchis qui ne génère que frustration et amertume. Mais on peut aussi réfléchir à d’autres options, plus efficaces et humainement moins coûteuses.
On pourrait, par exemple, promouvoir les licences comme permettant une entrée rapide sur le marché du travail. Cela impliquerait évidemment de donner des moyens massifs à la formation continue, pour permettre aux universités d’accompagner ensuite les acteurs sociaux dans leur évolution, tout au long de leur vie professionnelle. Ainsi l’université serait-elle réellement en prise avec le monde du travail. Ainsi pourrait-elle contribuer réellement à l’élévation générale du niveau de formation. Au lieu de cela, on préfère entretenir une illusion qui amène des familles à consentir des sacrifices financiers démesurés, dans une logique strictement consumériste et pour de piètres résultats. Cette escroquerie d’un genre nouveau valait bien un néologisme : les auteurs du rapport StraNES ont inventé le doux nom de « diplomation »…
L’illusion de la démocratisation
À l’appui de sa position, Najat Vallaud-Belkacem brandit l’arme suprême : celle de la démocratisation des savoirs. Personne évidemment ne peut aller contre ; tout le monde est favorable à l’élévation du niveau intellectuel de la Nation et au partage des connaissances. Mais sauf à décréter l’instruction obligatoire jusqu’à 25 ans, l’argument est spécieux. D’abord parce que le partage des savoirs n’implique pas forcément l’obtention d’un diplôme. Ensuite parce que si elle participe à leur diffusion, l’Université n’est pas le seul lieu possible du partage démocratique des savoirs.
C’est ailleurs que celui-ci peut et doit s’effectuer, et il n’est nul besoin de faire preuve d’une grande imagination pour l’entrevoir. Dans son argumentaire, la ministre a invoqué les figures tutélaires de l’instruction publique : Jules Ferry, Jean Jaurès, Jean Zay. Curieusement, elle a oublié leur génial inspirateur : Condorcet qui, bien avant eux, avait montré la voie en indiquant que l’école doit avant tout donner le goût d’apprendre. D’apprendre tout au long de la vie. Forts de cette conviction, les pères de la République soutiendront le développement d’une instance joliment baptisée Éducation populaire, que les universitaires ont naturellement vocation à animer.
Las ! Faute d’avoir réussi à en faire un véritable outil démocratique du partage des savoirs et du développement culturel, les gouvernements qui se sont succédé depuis le milieu des années soixante-dix ont fini par réduire l’Éducation populaire à la portion congrue. Ce qui conduit à faire porter sur l’institution scolaire et universitaire une charge qu’elle n’a ni vocation à assumer seule, ni les moyens d’assurer pleinement.
Isabelle Mathieu, Ingénieur de recherche, Sciences Information et Communication, associée à Cimeos, Université de Bourgogne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.