Récupérer l’argent qu’il estime lui être dû en ponctionnant les allocations : cette pratique de Pôle Emploi a été dénoncée par le Conseil d’État en 2015, contraignant l’opérateur à établir un nouveau code de conduite. Pourtant, près de deux ans plus tard, ces usages perdurent, comme a pu le constater Le Lanceur. Le sujet embarrasse manifestement Pôle Emploi : après plusieurs échanges, l’organisme a finalement refusé de répondre à nos questions.
“Les modalités de récupération des indus et l’absence de prise en compte des périodes non déclarées dans le calcul des droits aux allocations sont annulées, les partenaires sociaux n’ayant pas la compétence pour traiter de ces questions.” C’est ainsi que l’Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (Unédic), annonce le 5 octobre 2015 de nouvelles dispositions, dans une note intitulée “Décision du Conseil d’État : décryptage”. Et effectue, quelques lignes plus loin, ce petit cours de rattrapage express : “En cas de trop-perçus, Pôle Emploi effectue des retenues sur les allocations à verser dès que l’indu est signalé au demandeur d’emploi, dans la limite de la quotité saisissable fixée par la loi (permettant à la personne de subvenir à ses besoins). La contestation du demandeur d’emploi ne suspend pas cette procédure. Or, le Conseil d’État considère que les partenaires sociaux n’ont pas la compétence pour prévoir de telles modalités, celles-ci relevant de la loi.”
C’est qu’en effet, en vertu d’une mesure de la convention d’assurance-chômage de l’Unédic votée en juin 2014, Pôle Emploi avait pris l’habitude, lorsqu’il pensait que le demandeur d’emploi avait indûment perçu des indemnités, de se rembourser directement sur la bête, en suspendant les versements. “Si vous êtes indemnisé par Pôle Emploi, et à défaut de remboursement (immédiat ou échelonné), une somme est automatiquement retenue sur vos allocations, jusqu’au remboursement intégral du trop-perçu”, pouvait-on alors lire sur le site de l’organisme. À charge pour le demandeur d’emploi, s’il s’estimait lésé, d’introduire des recours, voire de saisir la justice pour faire valoir ses droits. Ce que “beaucoup n’osaient pas faire, ne connaissant pas les procédures et trop démunis pour avancer les frais”, pointe Rose-Marie Péchallat, ex-conseillère à Pôle Emploi aujourd’hui responsable de l’association Recours Radiation. À la fois juge, partie et exécuteur, Pôle Emploi se voyait ainsi doté de pouvoirs exorbitants.
Rédemption éclair
Ces pouvoirs exorbitants sont donc annulés par le Conseil d’État le 5 octobre 2015, lequel estime que de telles retenues relèvent d’une décision de justice, en aucun cas d’une prérogative d’un partenaire social, et que les recours introduits par les demandeurs d’emploi ont vocation à suspendre la procédure. “Pôle Emploi ne peut plus faire sa propre police. C’est une décision historique qui va marquer la fin de nombreuses injustices”, se réjouit alors Recours Radiation.
De son côté, l’opérateur, chez qui l’on perçoit comme un vent de panique, prend des dispositions tout ce qu’il y a de plus vertueuses. Pôle Emploi s’engage sur son site Internet à “cesser les retenues mises en place sans accord exprès des débiteurs”, à “solliciter systématiquement l’accord exprès du débiteur pour procéder à des retenues sur les allocations” et à “restituer les retenues si le débiteur le demande par écrit et convenir d’une autre modalité de remboursement”. Dans une interview accordée aux Échos le 6 octobre 2015, l’opérateur précise les modalités : “On va adapter notre procédure. Quand l’indu sera repéré, une phase de règlement à l’amiable sera entamée, avec envoi d’un courrier et d’un échéancier au demandeur d’emploi, qui aura un mois pour se manifester. En cas de refus de sa part, une procédure de mise en demeure devant le juge judiciaire sera lancée.” On aurait pu croire que l’histoire s’arrêterait là et que, si l’on ose écrire, justice avait été rendue. Il n’en est rien. Car, selon les informations que Le Lanceur a obtenues, non seulement ces pratiques de récupération de trop-perçu perdurent, mais elles se font de surcroît en totale absence de concertation et même parfois de notification au demandeur d’emploi concerné.
Le cas de Roberto* est à ce titre emblématique. Cet ex-cadre informatique spécialisé dans la gestion de réseaux est au chômage depuis 2008. En 2010, il est en fin de droits et n’a plus que les 500 euros environ de l’allocation de solidarité spécifique (ASS). Lassé des démarches infructueuses, il finit par se résoudre à tenter l’aventure de l’entreprenariat individuel. Il en informe Pôle Emploi, en précisant qu’il continue à chercher un emploi, étant donné que les revenus éventuels ne lui permettront pas de survivre. En effet, sa micro-entreprise ne décollera jamais, victime de la concurrence de pays de l’Est bien moins chers que lui, l’administration de réseaux étant possible en télétravail.
Trois ans plus tard, toujours allocataire de l’ASS, il tente de créer une start-up et souscrit auprès de Pôle Emploi à un “projet personnalisé d’accès à l’emploi”. Ce dispositif, “élaboré conjointement par le demandeur et l’institution”, selon la formule consacrée, prévoit une “actualisation au moins tous les trois mois” entre les partenaires. Il n’entendra pourtant plus jamais parler de Pôle Emploi pendant plus de trois ans, ne sera jamais convoqué pour la fameuse actualisation.
Pôle Ubu
Fin avril 2016, il a la mauvaise surprise de constater que son ASS ne lui a pas été versée. Il n’a pourtant reçu aucun courrier et le site Internet de Pôle Emploi persiste à lui dire qu’il est indemnisé. Pensant à une erreur ou à un “bug” technique, il se rend à son agence pour demander des explications. Commence alors pour lui un parcours pour le moins ubuesque.
Au guichet, on lui répond qu’il faut qu’il attende un courrier qui lui a été envoyé le 29 avril… Il le recevra finalement estampillé par la poste le 3 mai. Dans ce courrier, on lui demande des documents relatifs à ses sociétés, “une SAS perdant de l’argent selon les comptes certifiés, ne me versant pas de salaire ni indemnité, et une micro-entreprise… ne faisant pas de chiffre d’affaires sur les quatre dernières années”, précise-t-il au Lanceur.
Retour à l’agence pour la remise des documents demandés, qu’on lui prend en lui promettant de le rappeler. Ce qui ne sera jamais fait. Troisième déplacement : on lui signifie que son dossier est parti vers le “réglementaire” pour une vérification de trop-perçu et que Pôle Emploi a “une semaine pour lui répondre”, pas davantage, c’est la procédure. Laquelle a visiblement changé une semaine plus tard, lorsqu’on lui signifie à nouveau au guichet que son dossier est “en vrac” et qu’il va lui falloir attendre quinze jours supplémentaires.
Lors de son cinquième déplacement, le 9 juin, changement de ton : “On me dit oralement que je suis un fraudeur ! Et on me fait comprendre poliment que je ne dois plus venir car personne au guichet n’a accès à mon dossier, qui est bloqué. Ce qui est vrai : je ne peux plus imprimer d’avis de situation sur le site Internet !”
Comment expliquer qu’en cinq visites successives Roberto ne soit jamais parvenu à obtenir de réponse claire, que les informations qui lui ont été communiquées n’aient jamais été les mêmes ? Pour Rose-Marie Péchallat, employée vingt-huit ans durant à Pôle Emploi, la réponse est sans équivoque : “L’accueil, c’est la punition ! Personne ne veut y aller, alors on y envoie les plus précaires, qui sont aussi les moins qualifiés, des “contrats aidés” (1) et même des personnes en service civique (2) !” Du personnel recruté parmi “les publics les plus éloignés du marché du travail (demandeurs d’emploi de longue durée, jeunes en grande difficulté…)”, selon les termes du ministère du Travail, et des jeunes non diplômés recrutés pour expliquer à des demandeurs d’emploi perdus les arcanes d’un système extrêmement complexe : on appréhende mieux l’impression de bazar généralisé qui peut parfois régner au guichet…
El Khomri à la rescousse
Le 2 juillet (cela fait alors quatre mois que Roberto n’est plus indemnisé, de façon totalement illégale), il reçoit un nouveau courrier, qui lui enjoint de rembourser la somme de… 39 051,71 euros, dans un délai d’un mois. Raison invoquée : il a exercé une “activité professionnelle non salariée”, dont le revenu (pourtant quasi inexistant, de l’ordre de 1 500 euros par an) “ne peut être cumulé intégralement avec les allocations de chômage” (qui sont en réalité l’ASS). S’ensuivra un nouveau rendez-vous avec deux conseillers Pôle Emploi, le 21 juillet, dont le récit qu’il fait au Lanceur est assez épique. Après avoir refusé la présence d’un témoin au motif que “ça parle de vos infos personnelles”, on lui aurait expliqué en substance que l’informatique ne pouvait se tromper. Que s’ils n’avaient pas de trace de ses créations de société, c’est qu’il ne les en avait jamais avisés (il a pourtant des documents dûment estampillés Pôle Emploi qui prouvent le contraire, Le Lanceur a pu les consulter). Ses interlocuteurs auraient en outre été très surpris de ne trouver dans son dossier aucune injonction lui ayant été adressée lui demandant de déclarer son chiffre d’affaires, comme la procédure l’exige. Avec, en corollaire, la parade ultime : “D’après ces deux personnes, c’est au chômeur de pallier le manque d’informations de Pôle Emploi, le comble du foutage de gueule”, lâche Roberto, excédé.
Ce flou généralisé ne serait pas forcément innocent, si l’on en croit ce qu’un conseiller Pôle Emploi ayant souhaité conserver l’anonymat a confié au Lanceur : “On n’a pas trop envie que les gens comprennent le système, assène-t-il. Les règles, très complexes, changent sans cesse, et avec la dématérialisation de la procédure sur Internet, il est devenu très difficile pour les demandeurs d’emploi de prouver leur bonne foi, puisqu’ils n’ont pas de trace physique de leurs démarches. En fait, on leur demande de devenir eux-mêmes des conseillers, alors que la moindre erreur peut avoir des conséquences terribles. Ce que veut Pôle Emploi, c’est que les gens soient les moins informés possibles, afin de ne pas être en mesure de faire valoir leurs droits.”
Quand bien même ils le seraient, comme c’est le cas pour Roberto, il semble bien que Pôle Emploi ne rechigne pas à bafouer les règles qu’il a lui-même édictées. Mais peut-être plus pour longtemps. Car cette auto-récupération des indus, annulée par le Conseil d’État, pourrait sous peu redevenir légale. Pour en avoir connaissance, il faut plonger tout au fond de la très décriée loi Travail de Myriam El Khomri, passée en force à deux reprises à l’Assemblée nationale à coups d’article 49-3 et publiée le 9 août au Journal officiel. Son antépénultième article, qui porte le chiffre 52, prévoit en effet que “pour le remboursement des allocations indûment versées par Pôle Emploi pour le compte de l’organisme chargé de la gestion du régime d’assurance chômage mentionné à l’article L. 5427-1, Pôle Emploi peut, si le débiteur n’en conteste pas le caractère indu, procéder par retenues sur les échéances à venir dues à ce titre” Une disposition annulée par le Conseil d’État réintroduite par la loi : pas besoin de boule de cristal pour voir les recours se profiler de nouveau à l’horizon.
Nous aurions souhaité pouvoir interroger Pôle Emploi sur ces pratiques, savoir si la décision de l’auto-récupération d’indus était le fait de directeurs d’agence ou si des consignes dans ce sens avaient été délivrées par la hiérarchie régionale, voire nationale. Mais nous n’avons guère eu plus de chance que Roberto. Contactée, la direction de la communication Ile-de-France nous a tout d’abord demandé de préciser quelles seraient nos questions “afin de mieux définir votre interlocuteur”. Quelques jours plus tard, on ne trouve toujours “personne de disponible pour répondre à vos questions”, et on sollicite un délai supplémentaire. Celui-ci accordé, on nous signifiera finalement que “Pôle Emploi Ile-de-France ne souhaite pas donner une réponse positive à cette demande d’interview”. Dans ses rapports avec les demandeurs d’emploi comme dans ses relations avec la presse, l’opacité semble décidément être la règle à Pôle Emploi.
* Prénom modifié à la demande de l’intéressé.
-
Contrats spécifiques (Emplois d’avenir, Contrat unique d’insertion, contrat Starter…) en partie financés par l’État, généralement rémunérés au Smic et à temps partiel.
-
“Le Service Civique s’adresse aux jeunes de 16 à 25 ans, jusqu’à 30 ans pour les jeunes en situation de handicap, et permet, contre rémunération de 573 euros par mois, de s’engager sans condition de diplôme dans une mission d’intérêt général au sein d’une association, d’un établissement public, d’une collectivité…” www.service-civique.gouv.fr
–––––––––––––––––––
Ce “Bloc-notes” que Pôle Emploi ne veut pas que vous lisiez
Dans chacun des dossiers des demandeurs d’emploi, il existe une rubrique un peu particulière. Répondant au doux nom de “Bloc note individu”, cette dernière renferme des annotations sur la situation de la personne concernée. Pourquoi pas, après tout ? Cela permet à tout nouvel agent prenant le dossier en main d’avoir l’ensemble des informations nécessaires sous les yeux. Sauf que, si l’utilisation de “zones de commentaires libres” par les organismes n’est pas interdite, leur usage est strictement encadré, obligation étant notamment faite de communiquer lesdites informations à l’intéressé à sa demande. Or, lorsque Roberto (lire ci-dessus) devine, à l’envers, la présence de cette rubrique sur la feuille que son conseiller a déposée devant lui et s’enquiert de savoir ce que c’est, il se voit sèchement répondre : “Ça ne vous regarde pas !” La Commission nationale informatique et liberté (CNIL) s’est pourtant fendue d’un petit guide – “Zones bloc note et commentaires : les bons réflexes pour ne pas déraper”, consultable sur Internet – pour former les organismes à leur bon usage. La première règle de ce guide, “Penser au droit d’accès”, recommande d’“avoir à l’esprit, quand on renseigne ces zones commentaires, que la personne concernée peut à tout moment exercer son droit d’accès et lire ces commentaires !” Un “droit d’accès” qui n’est manifestement pas plus respecté que les injonctions du Conseil d’État.