La procédure en référé, pour “violation de la vie privée”, engagée par Jean-Jacques Urvoas contre un lanceur d’alerte qui avait dénoncé les conditions d’acquisition de sa permanence parlementaire, semble se retourner contre lui. L’ancien garde des Sceaux est désormais au cœur d’une enquête préliminaire en lien avec une affaire de “violation de la correspondance privée”.
À quoi joue Jean-Jacques Urvoas ? Alors que l’ancien député PS du Finistère (et ex-garde des Sceaux) poursuivait en référé Jérôme Abbassene, lanceur d’alerte qui lui reproche une forme d’enrichissement personnel suite à l’achat de sa permanence parlementaire augmentée d’un appartement privé (lire ici), M. Urvoas a réclamé lui-même – et obtenu – un nouveau renvoi le 25 octobre devant le tribunal de Quimper. Le second en l’espace de quelques semaines. Dans ce cas, pourquoi avoir utilisé le référé, une procédure synonyme d’urgence ou de péril imminent ? À l’issue de l’audience du 25 octobre, l’avocat de l’ancien député, Vincent Lauret (accessoirement bâtonnier de Quimper), s’est expliqué sur l’intérêt d’utiliser le référé au civil en lieu et place d’une procédure au pénal. “Je dois faire le point avec mon client pour savoir si l’on maintient la procédure. L’idée, c’était d’être discret. Ce n’était pas censé [Me Lauret veut sans doute dire “prévu”, NdlE] que des journalistes soient présents aux audiences, a-t-il confié au Lanceur. Là, je ne peux pas m’avancer sur ce que je vais faire, mais j’ai des choses de prévues. Je fais traîner un peu ce dossier parce que c’est surtout ça qui m’intéresse.” En d’autres termes, le conseil de l’ancien député du Finistère a bel et bien besoin de temps pour peaufiner sa stratégie.
Jean-Jacques Urvoas s’est-il organisé une “rente immobilière” ?
Pour comprendre la raison qui oppose l’ancien garde des Sceaux au lanceur d’alerte, il faut remonter à 2008. Fraîchement élu député, Jean-Jacques Urvoas contracte alors un prêt bonifié de 2% auprès de l’Assemblée nationale pour un montant de 203.206 euros (système de prêts supprimé fin 2009 par le bureau du palais Bourbon). Avec cette enveloppe qui comprend les frais de notaire, Urvoas fait l’acquisition d’une permanence parlementaire place de la Tourbie, dans un quartier prisé de Quimper, et rembourse son emprunt grâce à son indemnité représentative de frais de mandat (IRFM). Une pratique moralement discutable, mais légale au regard du règlement de l’Assemblée nationale – abolie courant 2015.
Achetée 170.000 euros en 2008, la permanence est aujourd’hui estimée à 210.000 euros. L’ancien député peut en jouir à sa guise : il en est officiellement propriétaire. Ce qui constitue, selon Jérôme Abbassene, une forme d’enrichissement personnel. D’où ses nombreuses alertes, notamment auprès de la presse locale (Ouest-France et Le Télégramme).
Hasard du calendrier qui semble apporter crédit aux allégations du lanceur d’alerte, une agence immobilière quimpéroise vient de publier une annonce pour la location d’un bien à vocation commerciale situé 8 place de la Tourbie, d’une superficie de…126 m2, soit les exacts superficie et emplacement des deux lots détenus jusqu’alors par Jean-Jacques Urvoas. Loyer mensuel encaissé par l’heureux propriétaire : 1.650 euros.
De la différence entre proximité et connivence
“Non content de s’être constitué, en catimini et avec de l’argent public, un parachute doré évalué à 210.000 euros, par la mise en location de cet espace de 126 m2, Jean-Jacques Urvoas s’est organisé une rente immobilière de 1.650 euros mensuels pour faire fructifier ce patrimoine bien mal acquis”, peste encore Jérôme Abbassene, lui-même contre-attaqué par Jean-Jacques Urvoas pour “violation de la vie privée”. Pour justifier cette procédure, l’ancien garde des Sceaux a expliqué que le lanceur d’alerte diffusait des éléments de sa vie privée, s’appuyant sur un texto que lui a transféré Christian Gouerou, le directeur de l’agence quimpéroise de Ouest-France. Ledit texto, envoyé par Abbassene, contenait des informations sur la situation patrimoniale de l’ancien député – documents obtenus de manière légale, clame le lanceur d’alerte. Les faits sont reconnus par le journaliste et maladroitement amortis par une explication pour le moins bancale : le SMS aurait eu vocation à être publié en l’état, nom du lanceur d’alerte compris. Une hérésie au regard des règles de déontologie journalistique admises par la profession. “La protection des sources doit primer sur toute autre considération”, tranche ainsi un membre de la commission Déontologie du Syndicat national des journalistes (SNJ) interrogé par Le Lanceur. “Nous comprenons que, localement, un journaliste puisse avoir une certaine proximité avec des acteurs politiques, associatifs ou syndicaux, notamment pour obtenir des informations, mais cette proximité ne doit pas être à double tranchant et se transformer en connivence.” Le SNJ-CGT, autre syndicat de la profession, dénonce dans un communiqué officiel l’action entreprise par le directeur local de Ouest-France : “Ces pratiques doivent être proscrites des rédactions où, parfois, la protection des sources passe après le souhait de maintenir de bonnes relations avec les édiles locaux.” Le syndicat assure que “le retour d’une confiance des citoyens envers les professionnels de l’information passera par un respect strict des règles déontologiques auxquelles tout journaliste doit se plier”. Contacté sur cette question centrale, la direction de Ouest-France, visiblement peu à l’aise, s’est refusée, “pour le moment”, à toute réaction.
La presse locale “solidaire”
“J’observe que l’ouverture d’une enquête préliminaire est de nature à éclairer les modalités et les contreparties de ce pacte collusif où un journaliste a jugé opportun de piétiner toute déontologie élémentaire qu’il tient pourtant de sa profession de journaliste”, confie Jérôme Abbassene.
De son côté, l’association anticorruption Cicero 29, qui “salue l’ouverture d’une enquête préliminaire”, va déposer auprès du procureur de la République “le dossier complet concernant Jean-Jacques Urvoas” dans ce cadre d’enrichissement personnel présumé, précise au Lanceur Antony Auffret, son président. L’association va également interpeller la direction du quotidien régional Ouest-France sur sa conception de la protection des sources.
À l’issue des différentes audiences, ni Le Télégramme ni Ouest-France, deux titres majeurs de la presse quotidienne régionale dans cette partie de la Bretagne, n’ont produit le moindre article sur l’affaire. Un journaliste local avoue qu’un “esprit de solidarité” règne entre confrères, y compris de titres concurrents, et empêche “toute forme de déloyauté”. Pas certain que la recherche de la vérité puisse s’accommoder de ces règles corporatistes déplacées.