Le Lanceur

Réforme territoriale : ces “villes fragiles” sacrifiées par Manuel Valls

EXCLUSIF – À l’heure où la Cour des comptes pointe du doigt l’absence des économies qu’aurait dû engendrer la réforme territoriale, Le Lanceur dévoile un rapport confidentiel qui, dès 2015, tirait la sonnette d’alarme sur l’impact négatif de cette réforme sur les territoires les plus “fragiles” – Amiens, Châlons, Limoges, Clermont… Un rapport dont Manuel Valls était destinataire et dont il n’a visiblement pas tenu compte.

 

Raillée par les uns, attendue avec trépignements par les autres, la réforme territoriale voulue par Manuel Valls a eu le mérite de mettre tout le monde d’accord sur son incroyable impréparation. Si cette refonte de la carte des régions semble avoir été calquée sur les Tontons flingueurs“Éparpillées par petits bouts, façon puzzle” –, elle était lourde de promesses, notamment sur le terrain des potentielles économies budgétaires et du dynamisme économique, comme le souligne le rapport de la Cour des comptes.

Non seulement la réforme s’est faite à contre-courant de ces promesses, mais elle a délibérément sacrifié des territoires déjà fragilisés, au profit, notamment, des futures métropoles. Ces risques étaient pourtant consignés dans un rapport confidentiel daté de 2015 que s’est procuré Le Lanceur. Décryptage.

 

Le 22 avril 2015, le Gouvernement nomme des préfets préfigurateurs “afin que la réforme soit conduite au plus près des territoires” et que le fonctionnement des services de l’État en région soit modernisé “en profondeur”. En parallèle, par une lettre de mission du 23 avril 2015, le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) se voit confier la rédaction d’un rapport sur les impacts de ladite réforme. Notamment sur “les effets indirects et induits des emplois publics d’État menacés (sic) par la réorganisation de l’Administration sur les zones d’emploi les plus fragilisées”. Le rapport n’ignore pas les effets de la crise de 2008 sur les territoires et l’incroyable disparité qui persiste entre les régions – moyenne nationale du produit intérieur brut (PIB) proche de 8% contre 30,4% pour la seule Ile-de-France.

“Si toutes les régions ont vocation à participer au développement de la France, chacune doit y contribuer en fonction de ses ressources et des aspirations portées par ses acteurs*”

Passons le tableau qui “met en évidence les effets des fusions de régions sur la hiérarchie urbaine” – où l’on apprend, par exemple, que Châlons-en-Champagne passe de la 4e à la 13e place des aires urbaines de sa région – pour accéder au cœur du rapport : les effets attendus de la réforme.

“Trois villes, aujourd’hui au cœur de leur région, vont ainsi se retrouver en situation de périphéricité : Limoges, Châlons-en-Champagne et Clermont-Ferrand. Ces trois villes présentent en outre un important déséquilibre démographique par rapport à leur future capitale régionale, voire par rapport à d’autres villes de la nouvelle région, ce qui ne peut qu’accentuer la fragilité induite par cette périphéricité.”

Dans l’ancien Nord-Pas-de-Calais, la situation est tout aussi préoccupante. Amiens, bien que située au cœur de la région, “va reculer dans la hiérarchie des aires urbaines régionales”, nous apprend le rapport.

 

Tableau extrait du rapport du CGET sur le projet de réforme territoriale.

 

Sont également pointées les baisses d’effectifs dans les conseils régionaux, fusions obligent, mais pas seulement.

“Les organismes satellites des régions qui exercent des missions régionales vont certainement être impactés par la fusion. On pense notamment aux agences de développement économique, agences de l’innovation, comités régionaux de tourisme, [eaux et forêts], agences de développement culturel, [fonds régionaux d’art contemporain], orchestres régionaux, syndicats mixtes de développement du numérique…”

Si les données concernant ces organismes ne sont pas centralisées, les remontées parlent d’elles-mêmes : Champagne-Ardenne, 81 emplois touchés ; Lorraine, 175 ; Picardie, 110…

Face à ces projections inquiétantes, le Gouvernement n’a pourtant pas pris en compte l’avis des préfets préfigurateurs et, dans presque tous les cas (hors Normandie, Nord-Pas-de-Calais et Picardie), s’en est allé à leur encontre.

“En Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine, le préfet préfigurateur avait proposé de retenir Strasbourg en tant que siège de la [direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement], mais le Gouvernement a choisi Metz (…) En Bourgogne-Franche-Comté, contrairement à la proposition du préfet, le siège de la [direction régionale de l’Insee] sera à Besançon.”

On devine en creux, même si ça ne figure pas explicitement dans le rapport, qu’au lieu de corriger le tir en adaptant la réorganisation au profit de ces territoires fragilisés le Gouvernement a cédé au lobbying de certains élus locaux qui, par clientélisme, ont activement milité pour le maintien ou le transfert de services régionaux de l’État dans leur fief.

Le rapport n’est cependant pas truffé que de mauvaises nouvelles. Ainsi, les effets indirects et induits de la réorganisation de l’État pour les ex-capitales régionales semblent plutôt faibles.

 

Tableau extrait du rapport du CGET sur le projet de réforme territoriale.

 

Hélas, il ne comprend pas tous les opérateurs présents en régions.

“Les effets sont bien évidemment sous-estimés dans la mesure où ils ne prennent en compte que les services régionaux de l’État. L’analyse développée dans ce rapport sur les effectifs de l’État mériterait en effet d’être élargie notamment aux opérateurs de l’État, aux entreprises publiques mais également aux effectifs des conseils régionaux, des entités qui leur sont rattachées ainsi qu’à ceux des membres consulaires.”

Le constat du CGET est, sur ce point, sans appel : “C’est bien l’inscription territoriale de l’ensemble des emplois publics de niveau régional qui est potentiellement concernée par la réforme.”

Comme si ces différentes alertes ne suffisaient pas, le rapport, qui comprend plusieurs chapitres théoriques sur les “opportunités et capacités de rebond” des régions, conclut en rappelant qu’il faut ajouter à cette liste les déménagements des sièges sociaux de sociétés.

“Plus que les volumes en termes de perte ou de mobilité d’emplois publics, c’est la perte du statut de capitale régionale des villes concernées qu’il s’agit de prendre en considération, pouvant potentiellement générer des mobilités de sièges de sociétés ou de divers organismes.”

Manuel Valls, Premier ministre destinataire de ce rapport confidentiel, et Michel Sapin, son ministre des Finances, savaient pertinemment que la réforme territoriale serait facteur d’accroissement des inégalités entre les territoires. Ils savaient combien elle coûterait, au bas mot, en termes d’emploi et de perspective de développement économique. Ils savaient que la note ne serait présentée qu’à leurs successeurs, comme l’indique la Cour des comptes dans son rapport 2016.

* Toutes les citations sont extraites du rapport du Commissariat général à l’égalité des territoires.

 

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