Si le sort réservé aux lanceurs d’alerte témoigne de l’état d’une démocratie, un bilan de santé s’impose. En s’appuyant sur le récit d’une cinquantaine de lanceurs d’alerte, Stéphanie Gibaud dénonce la “traque” dont ils sont l’objet, en France comme ailleurs, et envisage des pistes de réflexion pour “en finir” avec cette injustice.
L’ex-cadre de la banque d’affaires UBS n’a plus peur. Après avoir publié en 2014 La Femme qui en savait vraiment trop – Les coulisses de l’évasion fiscale en Suisse, Stéphanie Gibaud lève le voile sur le sort réservé à ceux qui, comme elle, ont osé parler de certaines dérives plutôt que de les cautionner en silence. Depuis dix ans, elle n’a cessé de payer le prix de sa liberté d’expression et ne sait d’ailleurs toujours pas comment son nom a été donné à la presse – ce qui a mis fin à sa carrière – après qu’elle eut porté plainte contre son employeur, la banque UBS. Dans La Traque des lanceurs d’alerte, qui vient de paraître aux éditions Max Milo, Stéphanie Gibaud ne manque pas d’exemples pour témoigner des procédés utilisés pour “assassiner” les lanceurs d’alerte.
“Les lanceurs d’alerte sont abandonnés par le monde du travail, abandonnés par la justice, abandonnés par Bruxelles, abandonnés par l’État et par les élus, affirme-t-elle après avoir recueilli des témoignages sur leur condition en France, en Europe et aux États-Unis. Les combats, aussi héroïques soient-ils, sont perdus parce que nous sommes isolés.” Depuis plusieurs années, Stéphanie Gibaud tente de fédérer les lanceurs d’alerte, malgré leurs différences. Une mission périlleuse quand “diviser pour mieux régner” tourne à plein régime et qu’elle peut se voir traiter de “trotskiste, léniniste” lorsqu’elle se rend à la fête de l’Huma avec le sénateur communiste et vice-président de la commission des finances Éric Bocquet, ou de “fasciste, raciste et antisémite” lorsqu’elle se trouve aux côtés du député Nicolas Dupont-Aignan, auteur d’un rapport sur la lutte contre les paradis fiscaux. Deux personnalités qui font partie des rares politiques à l‘avoir soutenue en dénonçant le rôle trouble des banques, suspectées d’aider leur clientèle fortunée à frauder les impôts.
Nous sommes dans des démocraties qui n’en ont que le nom”
“Peu importe la thématique, les lanceurs d’alerte souhaitent la même chose : travailler avec des gens intègres. Si on regarde bien, nous parlons de valeurs qui sont en accord avec 95% de la population.” Dysfonctionnements dans des laboratoires, corruption à la SNCF, mauvais traitements au sein de l’armée ou lignes de budget frauduleuses dans une ambassade, aucun secteur ne semble traiter avec dignité ceux qui avertissent leur hiérarchie de ce qu’ils considèrent comme un danger et qui se révèle parfois illégal. Comme elle le résume à propos des lanceurs d’alerte rencontrés sur son chemin, “on nous aime beaucoup pour le symbole de la liberté d’expression que nous représentons, mais on aime de loin les problématiques qu’ont engendrées nos décisions”. C’est en 2014, alors qu’elle échange avec Hervé Falciani, l’ingénieur système ayant fourni à la justice de plusieurs pays des informations sur les pratiques au sein de la banque HSBC, que Stéphanie Gibaud est convaincue que “le seul moyen de s’en sortir, c’est de s’unir”. Pour cela, elle n’hésite pas à s’appuyer sur sa force : la communication. “Je crois que nous avons tous un rôle dans la société. Avant d’être lanceur d’alerte, j’ai eu une carrière. Chez UBS, j’étais pompeusement “ambassadrice d’une marque”. Aujourd’hui, je peux pompeusement, ou naïvement peut-être, être l’ambassadrice de tous ceux qui souffrent de cette injustice qui a emporté nos vies”, explique-t-elle.
Car, si la Commission européenne envisage d’étudier la possibilité de protéger les lanceurs d’alerte et qu’en France une partie de la loi Sapin II poursuit ce même objectif, les effets de cette législation restent invisibles. Les textes sont là, mais aucun lanceur d’alerte ne peut témoigner de leur application. Si la loi n’est pas rétroactive et ne protège donc pas ceux qui auraient lancé une alerte avant l’année 2017, les derniers cas en date n’en ont pas non plus bénéficié. “S’il n’y avait pas la possibilité de faire des pirouettes pour éviter l’application des textes, Nicolas Grégoire, qui a dénoncé les emplois fictifs au sein du Modem serait lanceur d’alerte, et le sous-traitant d’Arcelor Mittal qui a dénoncé la pollution à l’acide n’en serait pas à faire des quêtes sur Internet pour survivre”, observe-t-elle. “Dans mon cas, Bercy explique que je ne rentre pas dans le cadre de la loi, que je ne suis qu’un témoin de l’affaire. Mais, dans des affaires d’État, on protège les témoins ! Mais qu‘est-ce que c’est que ces États de droit dans lesquels la loi est faite, non pas pour protéger les citoyens, mais pour protéger un certain nombre d’intérêts ? C’est terrible, mais nous sommes dans des démocraties qui n’en ont que le nom”, s’insurge-t-elle.
La justice procédurale est déconnectée du fond”
“Mon premier livre, c’était mon histoire, c’était quelque chose que je laissais à mes enfants”, raconte-t-elle aujourd’hui. L’occasion aussi de se frotter aux procès bâillons dont témoignent la plupart des lanceurs d’alerte. La banque UBS, visée par des enquêtes aux quatre coins du monde pour être suspectée d’avoir aidé des clients, comme l’ex-ministre du Budget français Jérôme Cahuzac, à frauder les impôts, porte plainte pour diffamation contre son premier ouvrage. Un procès pour lequel les juges n’ont pas pu statuer, faute de connaître le résultat du procès sur le fond de l’affaire. “Ces procès sont là pour nous intimider et faire payer des frais d’avocat à des lanceurs d’alerte déjà étranglés financièrement et qui ont la plupart du temps perdu leur emploi à la suite de l’alerte.”
La justice, Stéphanie Gibaud y consacre un chapitre entier, pour détailler ce qu’avait notamment dénoncé Irène Frachon, pneumologue à l’origine de l’enquête sur le Mediator du laboratoire Servier. “La justice procédurale est bien déconnectée du fond. D’un côté, il y a le fond, qui est l’alerte à proprement parler et que nous sommes capables d’apporter aux avocats, mais de l’autre, il y a des avocats qui ne sont là que pour les vices de procédure.” Comme au niveau politique, Stéphanie Gibaud dénonce un “théâtre” permanent. “Quand un avocat dit “Regardez dans quel état se trouve ma cliente”, il a oublié de dire qu’il lui a demandé 20.000 euros pour le faire.” Et de détailler dans son livre les parcours du combattant de citoyens qui n’auraient jamais imaginé de si longues, nombreuses et coûteuses procédures judiciaires, en particulier lorsqu’ils se retrouvent seuls face à des multinationales disposant d’une batterie d’avocats spécialisés.
“Je pense que chacun est concerné. Je ne fais pas partie de l’entourage privilégié, personnel ou privé de Julian Assange, d’Edward Snowden ou de Chelsea Manning, je ne fais pas partie de l’entourage des familles de tous les gens que je cite dans mon livre, ce ne sont pas des proches, mais ce sont des gens qui, comme moi, ont un combat pour l’éthique, la transparence et l’intégrité.” Si ce livre démontre quelque chose, c’est, selon Stéphanie Gibaud, que “la peur est en train de changer de camp”. À chaque chapitre, elle s’attelle à faire émerger des pistes de réflexion et des solutions. La communicante s’engage également à reverser un million d’euros en fonction des ventes de son dernier livre afin de permettre à des projets de voir le jour. “On peut tous faire quelque chose, il y a des gens qui ont des idées, mais il n’y a pas d’argent. Il y a des gens qui ont de l’argent, notamment les retraités, et qui ne savent pas quoi faire. Il faut montrer l’exemple. Chacun peut proposer des solutions, et nous, on va trouver les financements.” Malgré la difficulté des parcours racontés, c’est l’espoir qui vient clôturer son livre. “Pour en finir avec les lanceurs d’alerte”, reste à faire éclater la vérité, aussi difficile soit-elle à entendre.