Après Grenoble et Toulouse, Le Lanceur tenait ce mardi soir sa troisième conférence de rédaction publique à Brest. Le Cabaret Vauban était plein à craquer pour cette soirée captivante, notamment grâce aux témoignages de la pneumologue Irène Frachon, à l’origine de l’affaire du Mediator, d’Yves-Marie Le Lay, lanceur d’alerte sur les algues vertes aux relents toxiques, et des militants anticorruption Bernard Maheo (Anticor) et Anthony Auffret (Cicero 29). L’objectif de la soirée ? Inventer avec nos futurs lecteurs une nouvelle revue consacrée au journalisme d’enquête et aux lanceurs d’alerte.
“Pourquoi l’alerte sur le Mediator a-t-elle été remarquée ? Régulièrement, des lanceurs d’alerte me demandent des clés pour médiatiser leurs affaires. La réponse que je leur donne est terrible : deux mille morts.” D’une voix franche, Irène Frachon vient de capter l’attention de l’auditoire en rappelant les froides statistiques de l’affaire du Mediator. Réunis au Cabaret Vauban, près de soixante-dix Brestois prêtent l’oreille aux paroles de la pneumologue. À ses côtés se tiennent d’autres citoyens engagés activement dans la vie publique : Yves-Marie Le Lay, lanceur d’alerte sur les algues vertes qui polluent les côtes bretonnes, dont les émanations toxiques ont déjà causé la mort d’un joggeur, Anthony Auffray, membre de l’association anticorruption Cicero29 qui a révélé l’affaire Urvoas, et les représentants de la branche locale d’Anticor, engagés dans plusieurs affaires concernant des élus locaux, dont celle des Mutuelles de Bretagne qui ébranle actuellement Richard Ferrand, pressenti pour prendre la présidence de l’Assemblée nationale. L’idée de cette rencontre ? Échanger sur le projet du Lanceur de créer une revue semestrielle de 200 pages consacrée au journalisme d’enquête et aux lanceurs d’alerte.
Les lanceurs d’alerte ne sont pas des héros”
Face à la multiplicité des profils, comment définir celui du lanceur d’alerte ? “C’est d’abord un citoyen engagé, qui se préoccupe du fonctionnement de la collectivité”, selon Bernard Mahéo, d’Anticor 29. Définition approuvée par Anthony Auffret, de Cicero, qui ne tient pas non plus à les mettre sur un piédestal : “Les lanceurs d’alerte ne sont pas des héros. Ce sont des gens qui font leur travail, qui portent honnêtement des faits à l’attention du public. C’est un job d’intérêt général, sans intérêt personnel.”
Pour sa part, Irène Frachon n’hésite pas à faire part de ses difficultés avec ce qualificatif, “qui peut prêter à l’amalgame et l’instrumentalisation”. Elle-même peine à se reconnaître dans cette notion fourre-tout : elle considère qu’il était de son devoir de médecin de révéler la dangerosité du Mediator et les agissements des laboratoires Servier. Ce qui ne l’empêche pas d’éprouver de l’admiration pour ses “confrères” assis à ses côtés, qui “démontent les rouages de notre démocratie, de notre environnement, pour faire émerger des dysfonctionnements”. “Une tâche qui demande une hargne et une ténacité à toute épreuve !” selon elle.
La presse, un pilier un peu sourd
Si Anthony Auffret souligne que “le travail de journaliste fait partie des piliers de la démocratie”, cela n’empêche pas d’en pointer les failles. “Ce qui permet que la démocratie fonctionne, c’est la pluralité. Et au niveau local, on le voit partout, le manque de diversité de titres est un problème”, rappelle Raphaël Ruffier-Fossoul, le rédacteur en chef du Lanceur. Bernard Mahéo abonde : “Les relations avec les journalistes sont parfois difficiles, surtout en local. Nous avons du mal à avoir des relais.”
Idem pour Yves-Marie Le Lay, qui raconte qu’“il a fallu s’éloigner de la presse régionale pour obtenir un travail de reconnaissance [de ses révélations sur les marées vertes]. Le premier journal qui en a parlé, c’est Le Parisien, au moment même où les journalistes locaux disaient que nous exagérions”. S’engage alors une discussion qui se poursuivra tard dans la nuit avec les nombreux journalistes brestois présents dans la salle, réunis pour partie par le Club de la presse de Bretagne.
S’en tenir aux faits
Tous se rejoignent sur une nécessité pour la future revue : s’en tenir aux faits. “Si on veut crédibiliser un lanceur d’alerte, il faut reconnaître son combat, le fait qu’il révèle, insiste Yves-Marie Le Lay. Les algues vertes sont une atteinte grave à la santé publique, qui n’est acceptée que du bout des lèvres par les pouvoirs publics. Ce que j’attends d’une revue comme Le Lanceur, c’est la reconnaissance de faits qui posent problème.”
Une opinion qu’appuie Irène Frachon : “Ce qui va être la difficulté d’un journal comme Le Lanceur, c’est de distinguer ce qui relève de l’engagement paranoïaque d’une alerte qui n’est pas transcrite.” Cette distinction, la pneumologue doit souvent la faire, régulièrement sollicitée qu’elle est pour soutenir des causes diverses et variées, parfois à contre-courant de ses propres valeurs. “On a essayé de récupérer l’alerte du Mediator pour des affaires sans lien, raconte-t-elle. J’ai par exemple été récupérée par des gens qui pensent que les vaccins sont mauvais. Il y a un travail à faire pour dénouer les fils et l’envie de tout mettre dans le même panier à travers une histoire.” Ce à quoi Raphaël Ruffier répond que “l’ambition du Lanceur est de faire du journalisme, donc d’apporter des faits, pas de l’idéologie”.
Autre écueil auquel se confrontent les intervenants de la soirée : les limites de la loi Sapin II, qui vise à défendre les dénonciations de dysfonctionnement depuis le 1er janvier 2018. Car celle-ci “ne protège que les lanceurs d’alerte en entreprise”, rappelle le représentant de Cicero 29. “Nous travaillons sur l’argent public, les élus, les fonctionnaires… Mais aujourd’hui les élus n’ont pas voté de loi pour protéger les citoyens qui dénoncent des élus”, souligne-t-il. Les intervenants de la soirée redoutent une certaine lassitude de la population face aux affaires de corruption. “Ces histoires dégoûtent les citoyens de la vie politique”, insiste Anthony Auffret. Irène Frachon craint elle-même de devenir blasée face à la lenteur du système judiciaire à punir les laboratoires Servier. “Dix ans après l’alerte, la justice n’est toujours pas rendue, alors que nous avons un crime industriel pour lequel nous avons toutes les preuves”, soupire la pneumologue.
Motivés !
Alors qu’une note de découragement atteint la salle, la soirée se termine sur la pertinence d’une revue privilégiant les formats longs, y compris face à la prolifération des fausses nouvelles et autres manipulations. “Le monde que vous avez ce soir, c’est très encourageant !” lance Bernard Maheo. Irène Frachon rappelle qu’elle a écrit un livre pour lancer l’affaire du Mediator, “parce que Le Nouvel Obs proposait d’en faire trois pages et qu’on ne peut pas raconter deux ans d’enquête en trois pages”. Ajoutant une note personnelle à l’égard de Lyon Capitale, dont la rédaction est à l’origine du projet du Lanceur : “C’est pas pour faire de la pub gratuite, mais parmi les souvenirs des très nombreux médias qui se sont intéressés à l’affaire Mediator, j’ai été très frappée par le nombre de pages consacrées par Lyon Capitale, l’appétence pour les formats longs. Et puis, quelque temps plus tard, vous avez publié une petite BD. C’est la première fois que je voyais l’affaire Mediator en BD. Ça veut dire un vrai investissement sur les faits et la précision de l’enquête.” Lorsque la pneumologue quitte le Vauban, après deux heures d’échange, sous des applaudissements nourris, les journalistes du Lanceur ne sont pas les seuls à faire part du regain d’optimisme et de motivation qu’elle a suscité.
Le prochain rendez-vous du Lanceur est fixé au 20 septembre à Paris, de 18h à 21h à La Bellevilloise.