Condamné par la justice civile à rembourser les 404 millions d’euros récupéré en 2008 après l’arbitrage du contentieux de la vente d’Adidas par le Crédit Lyonnais, en 1993, Bernard Tapie a été relaxé cette semaine sur le volet pénal de cette affaire vieille de 25 ans. Un nouveau (dernier ?) rebondissement dans cette procédure tentaculaire, qui s’est obscurcie de recours en tout genre au fil du temps. Avec la condamnation au passage de Christine Lagarde, ministre en charge de cet arbitrage.
Schizophrénie judiciaire sur l’île de la Cité. Condamné en 2015 à rembourser les 404 millions d’euros issus de l’arbitrage sur la vente d’Adidas par le Crédit Lyonnais, Bernard Tapie a été relaxé dans le volet pénal de cette affaire, ce mardi 9 juillet. La 11e chambre (infractions financières, fiscales et douanières) du tribunal de Paris a rendu un délibéré surprenant, quatre mois après la tenue du procès. Une relaxe générale pour l’homme d’affaires de 76 ans et ses co-accusés. Les accusations d’escroquerie et de détournement de fonds publics ne sont pas constituées aux yeux de la présidente, Christine Mée, alors que la qualification d’escroquerie en bande organisée a été abandonnée en cours d’instruction.
Un véritable désaveu pour le parquet, qui avait requis de lourdes peines à l’encontre des six prévenus, dont 5 ans de prison contre Bernard Tapie. Le ministère public a 10 jours pour faire appel, à compter de l’énoncé du délibéré. Quant au procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, lié personnellement à l’un des protagonistes de cette affaire par sa fille, mariée avec le fils de Jean-François Rocchi, un des six prévenus, il s’est déporté de l’affaire a-t-il assuré à Mediapart. “Je ne suis jamais intervenu, à quelque titre que ce soit, dans cette procédure, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel ayant été signée avant mon arrivée”, a dit Rémy Heitz.
Condamné au civil, relaxé au pénal
Surprise toujours, la Chancellerie s’est permise de commenter le dossier. La Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a estimé qu’un appel de la part du parquet ne serait “pas forcément logique”, sur France 2, mercredi. La ministre sortant ainsi inopportunément de la réserve à laquelle l’astreint sa fonction, au nom de la stricte séparation des pouvoirs politique et judiciaire. Nicole Belloubet a rappelé que l’Etat mettra tout en œuvre pour récupérer les 404 millions d’euros dus par Bernard Tapie à l’Etat, via le CDR, qui a absorbé la dette du Crédit lyonnais. Car, au civil la justice a bien prononcé la rétraction de l’arbitrage de 2008, au profit duquel l’ex-patron de l’OM avait récupéré le pactole. La décision de la cour d’appel de 2015 a été confirmée en cassation l’année suivante. Les plans de sauvegarde de Tapie pour étaler sa dette, et retarder l’échéance ont depuis été rejetés, après quelques atermoiements (voir notre chronologie complète plus bas).
Une justice bicéphale donc. D’autant que Christine Lagarde avait quant à elle bien été condamnée, mais dispensée de peine (on n’est plus à une bizarrerie près) en 2016 dans le cadre du fameux arbitrage. “Aucune cohérence entre les décisions civiles et la décision du tribunal”, comme n’a pas manqué de le souligner Me Hervé Termine, avocat de Bernard Tapie. Des mots qui trouvent un écho bien ailleurs, chez l’auteur du livre Tapie, le scandale d’Etat, Laurent Mauduit. Le journaliste à Mediapart évoque sur France info “un déraillement” de la justice. “Comment expliquer que Christine Lagarde soit condamnée même si elle est dispensée de peine alors que Tapie, l’acteur principal de l’histoire est relaxé ?, s’interroge-t-il. C’est incohérent. Comment expliquer que le tribunal aujourd’hui dise qu’il n’y a pas eu fraude alors que précisément c’est la fraude qui justifie l’annulation de l’arbitrage par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris le 17 février 2015 ?”
Absent au délibéré, Bernard Tapie, qui lutte toujours contre le cancer, n’a pas boudé son plaisir dans le journal La Provence dont il est propriétaire. Mais l’ex-ministre n’en a pour autant pas terminé avec la justice. Comme l’a révélé le site Le Lanceur, Bernard Tapie est poursuivi pour une dette de 30 millions d’euros par le Fisc (lire ici), à qui il tente notamment de dissimuler un luxueux hôtel particulier (lire ici). Sans compter que l’affaire Adidas pourrait connaître de nouveaux rebondissements. Ce jeudi, la Cour de justice de la République a ouvert une nouvelle enquête judiciaire pour concussion contre Eric Woerth dans le volet fiscal de l’affaire Tapie, comme l’annonçait Mediapart (lire ici). Cela en attendant un éventuel appel du parquet donc.
Trois décennies d’affaires Tapie
1990 : Tapie rachète Adidas
Homme d’affaire à succès enchaînant les rachats d’entreprises endettées, Bernard Tapie figure parmi les 20 premières fortunes françaises en ce début d’été 1990. Président du club de football de l’Olympique de Marseille, acquis pour 1 franc symbolique en 1986, le médiatique patron rachète au mois de juillet la marque Adidas à ses fondateurs historiques, pour l’équivalent de 244 millions d’euros. Il contracte pour cela un prêt auprès de sa banque, le Crédit lyonnais, qui appartient alors à l’Etat.
1992 : Tapie Ministre
Repéré par François Mitterrand qui l’a investi candidat aux législatives de 1988 sur une circonscription marseillaise, Bernard Tapie entre au gouvernement en décembre 1992. Le président socialiste en fait son ministre de la Ville, l’imposant au Premier ministre, Pierre Bérégovoy, qui lui demande d’abandonner ses activités de chef d’entreprise. Une bonne opportunité pour l’homme d’affaires, alors en cessation de paiement auprès du crédit lyonnais. Il revend Adidas à sa banque pour l’équivalent de 320 millions d’euros. Le Crédit lyonnais est alors une banque nationalisée et l’opposition de droite demande une commission d’enquête parlementaire sur cette vente.
1994 : Dreyfus rachète Adidas
Dans le tour de table du rachat d’Adidas, un autre homme d’affaires, Robert-Louis Dreyfus, prend 15% des parts. Il dispose en outre d’une option d’achat sur la totalité du capital. Option levée dès 1994 pour l’équivalent de 709 millions d’euros. Le Crédit Lyonnais empoche une plus-value de 390 millions d’euros. Si bien que Bernard Tapie s’estime lésé, et attaque la banque. Dans le même temps, le protocole d’accord avec le Crédit lyonnais, qui devait solder les dettes de l’homme d’affaires et de ses sociétés, est déclaré caduque par la banque. Le Crédit lyonnais réclame l’équivalent de 68 millions d’euros, payables dans la semaine, sous peine de saisie. Ruiné, Tapie est mis en liquidation, son empire s’écroule alors qu’il est rattrapé de toutes parts par la justice.
1995 : Le crédit lyonnais en faillite
Les dettes de la banque sont regroupées au sein du Consortium de réalisation (CDR), qui appartient à l’Etat et devient responsable devant la justice de l’affaire Adidas. S’engage dès lors une bataille juridique d’une décennie, ponctuée de multiples procédures et recours, entre Tapie et le CDR.
2008 : Bernard fait tapis
Elu président de la République au mois de mai 2007, Nicolas Sarkozy nomme Christine Lagarde ministre de l’Economie. Sous sa férule, Bercy ordonne au CDR de régler l’affaire Tapie, qui n’a que trop duré. Elle opte pour un arbitrage privé, comme demandé par le clan de l’homme d’affaires, et confie le dossier à son directeur de cabinet Stéphane Richard, devenu aujourd’hui PDG d’Orange. Pierre Mazeaud, ancien président du conseil constitutionnel, Jean-Denis Bredin, avocat, et Pierre Estoup, haut magistrat à la retraite, sont nommés arbitres. Le 7 juillet 2008, le tribunal arbitral condamne le CDR à reverser 390 millions d’euros à Bernard Tapie sur la vente d’Adidas, dont 45 au titre d’un “préjudice moral”. La sentence est rédigée par Pierre Estoup, qui entretient des liens étroits avec l’avocat de Bernard Tapie Maurice Lantourne. Le CDR ne fait pas appel.
2011 : Enquête contre Christine Lagarde
Les députés socialistes saisissent la Cour de justice de la République, seule instance en mesure de juger les membres de gouvernement, qui ouvre une enquête contre Christine Lagarde. Alors récemment nommée à la tête du FMI, l’ex-ministre est soupçonnée de complicité de faux et complicité de détournement de biens publics.
2012 : L’Etat porte plainte
François Hollande élu à sa tête, l’Etat français porte plainte contre la décision du tribunal arbitral. Un recours en révision est alors déposé auprès de la cour de cassation. Un juge d’instruction est nommé pour enquêter sur les relations entre Nicolas Sarkozy, Pierre Estoup et Bernard Tapie, suspecté d’être intervenu pour obtenir un arbitrage favorable. L’enquête démontre l’existence de liens financiers entre l’avocat de Bernard Tapie et Pierre Estoup, dont l’intervention entache dès lors toute la procédure. Bernard Tapie, Maurice Lantourne, Pierre Estoup mais aussi Stéphane Richard sont mis en examen en 2013 pour escroquerie en bande organisée. Le 10 juillet, la saisie des biens de Bernard Tapie est ordonnée.
2015 : Tapie doit rendre l’argent
Au mois de février, la Cour de cassation annule la décision de recours au tribunal arbitral. Un autre arrêt rendu quelques mois plus tard ordonnera logiquement à Tapie de rembourser au CDR les 404 millions issus de cet arbitrage
2016 : Lagarde condamnée mais pas sanctionnée
L’ex-ministre, qui avait ordonné l’arbitrage, est reconnue coupable de négligences, mais dispensée de peine. Pas d’inscription au casier judiciaire non plus. “Madame Lagarde, avocat de profession, (…) a fait preuve de négligence en décidant de ne pas exercer de recours en annulation” contre la décision du tribunal arbitral, écrivent les trois magistrats et douze parlementaires de la cour de justice de la République. Mais son statut international, comme directrice du FMI lutant contre “une crise financière internationale” a conduit la cour à ne pas la sanctionner.
2017 : Tapie joue la montre
Bernard Tapie demande de faire étaler sa dette et propose un plan de sauvegarde sur six ans. Une manière de gagner du temps. Quant aux garanties donnés aux créanciers, elles sont établies par un expert choisi par Bernard Tapie, comme l’écrivait Le Lanceur à l’époque (lire ici). Le conflit d’intérêts n’est jamais loin. Reste que la tribunal de commerce de Paris fait preuve d’une incroyable bienveillance à l’égard de l’homme d’affaire et accepte l’étalement de sa dette. Mais la cour d’appel a finalement donné raison en 2018 aux créanciers de Bernard Tapie (lire ici). Une procédure qui a permis à l’homme d’affaires de gagner du temps alors que le premier paiement aurait dû intervenir en juin 2018. Le tribunal de commerce doit encore établir un nouveau règlement de la dette de Bernard Tapie.
2019 : Tapie relaxé au pénal
La procédure pénale aboutit à un procès, au mois de mars, pour escroquerie en bande organisée, dont le délibéré est rendu le 9 juillet. En dépit des lourdes réquisitions du parquet (cinq ans de prison pour Tapie notamment), la justice prononce une relaxe générale. Avec la suspicion d’une intervention du politique alors que la Garde des Sceaux s’est permis de s’exprimer sur l’opportunité d’un éventuel appel du parquet.