Une régulation des nouvelles économies du partage comme Uber ou AirBnB permettrait “d’adoucir la concurrence”, mais attention à ne pas se tromper de cible. C’est l’analyse de Paul Belleflamme, professeur d’économie à l’université de Louvain, en Belgique.
lelanceur.fr : Quel serait l’effet d’une taxation des activités comme Uber ou AirBnB ?
Paul Belleflamme : Toute taxe qui touche un côté du marché aura des répercussions sur l’autre côté. Autrement dit, si on taxe directement la plateforme ou les prestataires de service, la charge sera finalement supportée par les trois parties, plateforme, prestataire et consommateur. La répartition de cette charge entre les trois parties n’est pas facile à estimer.
Par répercussion, est-ce qu’elle ne risque pas d’être assumée principalement par le consommateur ?
Cette possibilité existe pour n’importe quelle taxe. Prenons la hausse des accises sur l’alcool, par exemple (comme cela s’est passé en Belgique il n’y a pas très longtemps) ; la taxe sera à la fois supportée par le vendeur et par l’acheteur. C’est un principe général. Le prix que le vendeur va pouvoir fixer ne va pas répercuter complètement la taxe ; il y en a une partie qui sera à sa charge, et l’acheteur paiera un peu plus cher pour prendre en charge l’autre partie.
Ce qui est plus complexe dans un marché de plateforme, c’est que la manière dont la taxe va être répartie entre les prestataires de service et ceux qui consomment le service va être décidée en partie par les prix qui sont fixés par la plateforme et par les prix qui sont fixés par les prestataires de service. Il y a un agent supplémentaire qui est la plateforme et qui peut, par sa pratique tarifaire ou par les règles qu’elle met en place, affecter les autres parties.
La taxe permet, d’une certaine manière, d’adoucir la concurrence”
Taxer ces activités ne risque-t-il pas aussi de favoriser l’émergence de nouveaux acteurs, comme Uber ou AirBnB ont pu le faire en marge d’une activité régulée ?
C’est possible, il y a des manœuvres qui consistent à trouver des business-models qui ne sont pas soumis au même type de taxation. Si AirBnB est taxé plus lourdement, ça rendrait l’entrée d’une plateforme concurrente plus facile. Seulement, sachant qu’AirBnB a des coûts plus élevés, ce nouvel acteur ne serait pas obligé de faire une guerre des prix à tout va, ce qui permet, d’une certaine manière, d’adoucir la concurrence.
C’est ce que vous expliquez à la fin de votre article, que les entreprises qui se trouveraient taxées ne considéreraient pas nécessairement cela comme un désavantage…
À nouveau, cet argument vaut pour n’importe quelle concurrence. Des concurrents aimeraient pouvoir s’engager à augmenter leurs prix et à diminuer la concurrence qu’ils se font. Si vous et moi sommes concurrents sur un marché, on aimerait pouvoir se mettre d’accord pour ne pas diminuer nos prix et garder des marges suffisamment élevées pour augmenter nos profits.
Si on se met d’accord explicitement, c’est illégal, on forme un cartel. Si on n’a pas l’occasion de se mettre d’accord, on va retomber dans un piège de guerre de prix, où on va chacun essayer d’attirer les clients de l’autre en diminuant ses prix. La taxe, d’une certaine manière, nous donne une façon de nous coordonner sur des prix plus élevés et, dans un marché de plateforme, cet effet pourrait de façon telle que cela deviendrait bénéfique pour la plateforme qui est taxée.
On arriverait à une situation un peu bizarre où la firme qui est taxée verrait ses profits augmenter suite à la taxation. C’est là un résultat théorique mais nous montrons aussi, dans le même modèle, et c’est intéressant, que ces mécanismes peuvent jouer complètement dans l’autre sens, c’est-à-dire que ces effets stratégiques pourraient inciter la plateforme entrante ou le concurrent à être plus agressif, ce qui amènerait la plateforme taxée à souffrir doublement de la taxation (directement et indirectement via la réaction agressive du concurrent). Notre message principal, c’est qu’il y a une somme d’effets un peu cachés que la puissance publique doit absolument estimer au mieux avant de se choisir un mode de taxation.
Essayer d’estimer le degré de répercussion à partir duquel il peut y avoir une espèce de spirale négative”
Est-ce qu’on peut anticiper ces effets ?
Il faut essayer, justement pour ne pas risquer d’avoir des effets pervers, comme on le notait dans l’article, en se trompant de cible. Imaginons qu’on veuille, par exemple, taxer les revenus qui ont été reçus par les prestataires de service et on s’aperçoit qu’au bout du compte, parce que la plateforme trouve important de garder un grand nombre de prestataires pour attirer un grand nombre de consommateurs, elle fait plutôt en sorte que la taxe soit supportée par les consommateurs.
Au niveau de l’autorité publique qui taxe, ça fera sans doute peu de différence, le montant perçu sera le même, du moins à court terme. Ce qu’il faut essayer d’estimer, dans une perspective de plus long terme, c’est quel est le degré de répercussion à partir duquel il peut y avoir une espèce de spirale négative, c’est-à-dire qu’un côté, les prestataires par exemple, trouverait la plateforme moins intéressante et s’en détournerait. Elle deviendrait alors moins intéressante pour les consommateurs qui s’en détourneront, ce qui éloignera d’autres prestataires et ainsi de suite. Des effets de ce genre là peuvent se produire assez rapidement et une plateforme peut vite devenir beaucoup moins intéressante si, d’un côté comme de l’autre, on commence à la quitter.
Est-ce qu’il y a, dès lors, en taxant, le risque de faire plus de mal que de bien ?
Soyons clairs, quand on parle de taxation, on parle des plateformes qui sont installées et qui cherchent à faire du profit. On voit que ce sont des plateformes internationales, qui exploitent au mieux toute une série de systèmes d’optimisation fiscale pour faire en sorte qu’elles perçoivent leurs revenus dans des pays qui ont une base de taxation plus faible.
On comprend alors que les Gouvernements se disent que c’est peut-être plus simple de taxer les prestataires de service, parce qu’ils sont localisés dans le pays, qu’on peut les identifier et qu’on a des instruments pour les taxer. Et c’est là que nous disons ‘Attention’.
Les Gouvernements sont bien conscients que ce sont des plateformes génératrices d’emplois (même si on peut discuter sur le type d’emplois que cela génère), mais aussi génératrices de valeur pour les utilisateurs. Il y a une conscience claire de la part des Gouvernements qu’il faut éviter de brider le développement de ces plateformes. Néanmoins, il faut les encadrer de manière réglementaire et éviter que les revenus qui soient générés par la plateforme et les prestataires de services échappent à toute forme de taxation. Ce n’est pas taxer pour le plaisir de taxer, mais c’est faire en sorte qu’il n’y ait pas non plus une économie parallèle qui se mette en place.
Ci-dessous, Lelanceur.fr publie l’article de Paul Belleflamme, paru sur le site The Conversation.
Dans l’économie du partage, il faut comprendre que les taxes aussi sont partagées
Paul Belleflamme, Université Catholique de Louvain
Plusieurs pays européens réfléchissent actuellement à différentes manières de taxer les plateformes de l’économie du partage (comme Airbnb et Uber). Des projets sont en discussion en France, en Belgique ou au Royaume-Uni. L’objectif de cet article est d’attirer l’attention sur les effets complexes que les taxes peuvent générer sur les prix pratiqués et les profits réalisés par les plateformes de l’économie du partage.
Des fonctions et des prix particuliers
Ces plateformes sont des entreprises particulières car leur fonction essentielle est de favoriser l’interaction entre deux groupes d’agents distincts : des hôtes et des voyageurs pour Airbnb, des conducteurs et des personnes en quête de mobilité urbaine pour Uber. Aucune de ces entreprises ne possède de moyens de production ; la valeur qu’elles créent provient uniquement du fait que sans elles, l’interaction entre les deux groupes qu’elles relient ne pourrait pas avoir lieu.
Ces plateformes (dites « à deux versants ») fixent un ensemble de prix : elles peuvent tarifer tant l’accès à la plateforme que les transactions qui y sont menées et ce, de manière différenciée pour les deux groupes d’utilisateurs. Cet ensemble de prix est choisi en tenant compte des « effets croisés » qui existent entre les groupes : la participation de l’un renforce la participation de l’autre et vice versa. Ainsi, plus il y a d’hôtes qui proposent des chambres sur Airbnb, plus grand sera l’intérêt des voyageurs pour la plateforme ; de même, plus il y a de voyageurs enregistrés sur Airbnb, plus grande sera l’incitation de particuliers à devenir hôte sur la plateforme.
Le poids d’une taxe sur les tarifs
Comment l’introduction d’une taxe affecte-t-elle la tarification (et les profits) des plateformes ? Pour fixer les idées, imaginons qu’Airbnb doive désormais s’acquitter d’une taxe fixe par hôte qu’elle enregistre. Une réaction immédiate d’Airbnb face à cette nouvelle taxe serait d’augmenter le prix d’accès à la plateforme pour les hôtes. Airbnb doit toutefois tenir compte du fait qu’une augmentation du prix pour les hôtes entraîne deux effets opposés sur le prix d’accès qu’elle peut fixer pour les voyageurs.
Il y a d’abord un effet de contamination : le prix d’accès augmentant pour les hôtes, certains hôtes vont quitter la plateforme, entraînant avec eux des voyageurs (vu qu’ils valorisent moins la plateforme dès lors qu’elle attire moins d’hôtes) ; pour compenser la réduction du nombre de voyageurs, la plateforme a donc intérêt à baisser le prix d’accès qu’elle leur fait payer.
Effets croisés
Mais un effet de levier joue en sens inverse : les hôtes étant sensibles au nombre de voyageurs, la plateforme peut attirer davantage d’hôtes en baissant le prix d’accès pour les voyageurs, quitte à rendre cet accès gratuit ; cependant, la taxe rend cet effet de levier moins profitable vu qu’elle réduit la recette que la plateforme peut gagner sur chaque hôte supplémentaire ; cela pousse à la hausse le prix d’accès à la plateforme pour les voyageurs (vu qu’il est moins profitable de le diminuer).
Selon la force relative des effets croisés (sont-ce les hôtes ou les voyageurs qui valorisent le plus le fait que la taille de l’autre groupe s’accroît ?), c’est l’un ou l’autre effet qui l’emporte. De toute manière, toute variation (à la hausse ou à la baisse) du prix du côté des voyageurs amène la plateforme à reconsidérer, par effet de ricochet, le niveau du prix pratiqué du côté des hôtes vu que les deux effets précités jouent également dans l’autre sens (des voyageurs vers les hôtes). Au final, la combinaison de tous ces effets pourrait conduire la plateforme à ne pas augmenter (voire à diminuer) le prix pour les hôtes et à augmenter celui pour les voyageurs : une taxe censée frapper un groupe d’utilisateurs finirait par être entièrement supportée par l’autre groupe !
Et la concurrence ?
Mais le raisonnement ne s’arrête pas là. Airbnb doit encore intégrer dans ses calculs la manière dont ses concurrents sont susceptibles de réagir à ses propres modifications de prix. Dans un marché sans effets croisés (où chaque entreprise fixe le prix d’un seul produit ou service), une augmentation de prix par l’une suscite une augmentation de prix par l’autre. En effet, si je deviens plus cher, mon concurrent peut garder le même nombre de clients tout en augmentant son prix également. Cette réaction m’est bénéfique dans le sens où elle vient atténuer la perte de profit que mon augmentation de prix initiale pouvait occasionner. J’ai donc moins de réticence à augmenter mes prix. On parle d’un effet stratégique positif qui, dans le cadre d’une augmentation de taxe, vient tempérer l’effet direct négatif de la taxe sur mon profit.
Les effets croisés compliquent la donne car ils contribuent à intensifier les effets qu’ont les réactions des plateformes concurrentes sur le profit de la plateforme qui est taxée. D’une part, il est possible que la réaction des concurrents (en terme de hausse de prix) soit tellement favorable à Airbnb que l’effet direct négatif de la taxe soit plus que compensé par l’effet stratégique positif ; la taxe permettrait alors aux plateformes de se faire une concurrence moins rude, de telle sorte que leurs profits à toutes augmenterait.
Toute paradoxale qu’elle soit, une telle éventualité contribuerait à expliquer pourquoi Airbnb a récemment adressé cette demande aux maires des villes américaines : « Please tax us ». A l’inverse, l’introduction de la taxe sur Airbnb pourrait mener les plateformes concurrentes à diminuer leurs prix. Airbnb souffrirait alors doublement de la taxe : une première fois de manière directe et une seconde fois via la réaction agressive des plateformes rivales.
Des effets en série
On le voit, une taxe frappant une plateforme à deux versants induit une série d’effets secondaires dont l’influence combinée n’est pas évidente à apprécier. L’enjeu pour les gouvernements est donc d’estimer au mieux les différents effets que nous avons mis en évidence afin de taxer de manière efficace et juste les revenus générés sur et par les plateformes de l’économie du partage, sans réduire la capacité d’innovation de ces plateformes et sans faire supporter la taxe par un autre groupe que celui qui était visé initialement.
Cet article est un résumé d’un article plus long intitulé « Taxer les plateformes de l’économie collaborative ? Oui mais, attention aux effets secondaires ! », sur le site de la revue Regards Economiques. Il s’appuie sur le document de travail « Tax incidence on competing two-sided platforms : Lucky break or double jeopardy » (2016) par P. Belleflamme et E. Toulemonde, à paraître dans la série « Core Discussion Papers ».
Paul Belleflamme, Professor of economics, Université Catholique de Louvain
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.