Uber est dans le collimateur de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss). Elle attaque en justice. Son but ? Requalifier le statut de chauffeur indépendant en celui de salarié, afin de lutter contre ce qu’elle considère être de l’évasion à la fiscalité sociale. Si elle y parvient, des dizaines de millions d’euros rentreront dans les caisses. En parallèle, sur un autre front juridique, Uber est aussi contesté aux prud’hommes.
Et si l’ubérisation n’était pas une fatalité ? Même Uber semble s’inquiéter du fait que son business model, basé sur un partenariat avec des chauffeurs indépendants, ne soit remis cause. La preuve en est, la start-up californienne vient de signer un chèque de 100 millions de dollars pour mettre fin à une procédure judiciaire sous forme de class action aux Etats-Unis. En échange de ce dédommagement, les chauffeurs concernés ont renoncé à se battre et à demander le statut de salarié.
En France, un même combat est en train d’être mené, de manière plus confidentielle mais aussi plus institutionnelle. Ce combat est mené de manière centralisé par un organisme méconnu du grand public : l’Aces, Agence centrale des organismes de sécurité sociale. Cette institution n’en est pas moins puissante. A la tête des différentes Urssaf en France, elle gère la trésorerie de la Sécurité sociale. En clair, elle tient les cordons de la bourse des systèmes de santé, de retraite et de chômage. Or, l’institution sent qu’avec l’émergence des plateformes le nombre d’affiliés à la Sécurité sociale, donc le volume des cotisations collectées, recule.
“Les revenus de ces activités peuvent purement et simplement échapper aux cotisations et contributions sociales, explique Jean-Marie Guerra, directeur de la réglementation et du recouvrement de l’Acoss. Il faut être vigilant car ces revenus prennent une part de plus en plus importante dans notre économie avec le développement de l’économie en ligne.” L’objectif est alors de ne pas laisser cette brèche s’élargir, en s’attaquant à la racine du problème : Uber.
Deux procédures judiciaires en cours
Menacée, l’institution prépare alors sa riposte et entend se battre en justice, non seulement devant le tribunal des affaires sociales mais aussi au pénal. “Nous avons engagé des procédures judiciaires sur le principe du détournement de statut, nous amenant ainsi à requalifier les liens unissant les “chauffeurs partenaires” et les plateformes, ajoute Jean-Marie Guerra. Nous considérons qu’il existe bien dans les modèles de type Uber un lien de subordination nécessitant une affiliation au régime des salariés en matière de sécurité sociale.” Les procédures se réalisent “dans le cadre des plans d’action fixés par l’Etat”, ce qui montre une volonté du Gouvernement de reprendre la main sur une manne financière captée par Uber.
Un jugement favorable signerait en effet l’entrée de dizaines de millions d’euros de cotisations dans les caisses de la Sécu. Si l’Acoss remporte son combat sur le terrain judiciaire, trois ans de cotisations sociales seront en effet rattrapés et le modèle même d’Uber sera remis en cause de manière durable. Mais le “si” a de l’importance face à une entreprise bardée d’avocats très compétents et prête à tout pour éviter que son organisation, sa structure de coût et sa rentabilité ne soient ainsi attaquées.
Pour se préparer, les institutions affûtent encore leurs armes et réunissent le plus d’information possible sur le terrain. Déjà, dans une première phase, beaucoup de contrôles ont été réalisés. Beaucoup d’infractions ont déjà été relevées, mais il s’agit principalement de constats de travail dissimulé “basique” avec des chauffeurs particuliers déclarés ni comme travailleur indépendant ni comme salarié. “Nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle phase, plus complexe, où il s’agit de vérifier que le statut des chauffeurs sur ces plateformes correspond bien aux conditions réelles d’activité”, ajoute Simon Lory, chargé de mission de lutte contre le travail illégal au sein de la Direction générale du travail. Mais cette estimation n’est pas aisée : seuls des agents de police peuvent arrêter une voiture et aucun compteur ne permet de connaître précisément le temps de travail. “Sur ce dernier point, nous fonctionnons principalement sur du déclaratif”, complète Sylvie Gauthier, responsable Rhône-Transport de la Direccte Auvergne-Rhône-Alpes.
Des jugements aux prud’hommes à venir
Pendant que les institutions se préparent tant bien que mal, d’autres tentatives juridiques émergent : quelques chauffeurs indépendants tentent de se défendre contre Uber devant le tribunal des prud’hommes. “Mais les chauffeurs ont peur, nuance Me Erol Demir. Sur une centaine de chauffeurs qui m’ont contacté, seuls deux vont actuellement au bout de leur démarche.” L’objectif de l’avocat est, à l’instar de l’argumentaire de l’Acoss, de démontrer qu’un lien de subordination relie bien la société Uber et ses chauffeurs.
Le combat, déplacé devant le tribunal des prud’hommes, est en effet le même : tandis que les applications mettent en avant l’indépendance des chauffeurs dans l’organisation de leur travail, les avocats arguent qu’il s’agit en réalité de salariat déguisé. “Nous présentons un faisceau d’indices, explique Erol Demir. Par exemple, l’obligation faite à un chauffeur d’atteindre un taux de satisfaction clientèle supérieur à 4,5, l’avertissement qui suit chaque fois qu’un chauffeur passe en dessous de ce seuil, la convocation en cas de récidive puis la radiation pure et simple de la plateforme… ressemblent fortement aux étapes d’une procédure de licenciement pour des tâches mal exécutées.” L’avocat défendra de cette manière, avec d’autres indices de cet ordre, les deux chauffeurs qu’il représente contre Uber. “Si jamais nous avions gain de cause, cela ferait jurisprudence”, souligne-t-il.
Une victoire aux prud’hommes pourrait en effet lever de nombreuses peurs de la part des chauffeurs. “Mais, même si une décision prononçant la requalification est prise en faveur de mon client, cela ne conduira pas à requalifier tous les chauffeurs de manière automatique”, nuance tout de même Me Arthur Millerand, en charge d’un autre procès en cours aux prud’hommes contre la plateforme Le Cab. Le droit du travail en France est en effet individuel et exclut toute possibilité d’une action collective comme aux Etats-Unis. En clair, c’est du cas par cas et les chauffeurs ne peuvent pas se regrouper pour créer un rapport de force qui leur soit favorable.
Des horaires de travail dangereux
En attendant, de nombreux chauffeurs, sous couvert d’anonymat, ainsi que les observateurs sur le terrain dénoncent des conditions de travail exécrables. “Il est fréquent d’entendre qu’un chauffeur VTC travaillant sur les plateformes génère un chiffre d’affaires de 4 000 euros par mois, souligne François Donnadille, fondateur et président d’honneur de la Fédération française des exploitants de VTC et service de limousines. Mais, après les 20% de commission de l’application, la location ou le remboursement de la voiture, le carburant, les charges, l’assurance, l’entretien du véhicule, le professionnel n’empoche souvent que 500 euros nets.” Résultat ? Les chauffeurs alignent alors les heures pour tenter de s’en sortir.
Notons, par exemple, ce Parisien de 31 ans qui travaille 70 heures par semaine avec Chauffeur Privé pour un salaire de moins de 1 000 euros (3,30 euros nets/h) ; ce Lyonnais de 36 ans qui roule autant mais réalise 1 400 euros, notamment grâce à quelques clients directs pour lesquels il ne doit aucune commission (4,62 euros nets/h) ou encore cet autre Parisien qui passe près de 80 heures à son volant par semaine et réussit – en ne se connectant plus qu’à Marcel Cab, dont la commission est de 15 % “seulement” et grâce à un bon réseau de clients – à dégager 1 900 euros (5,48 euros nets/h). Ces chauffeurs réalisent chacun environ 5 000 euros de chiffre d’affaires mensuel moyen, travaillent six jours sur sept, plus de 11 heures par jour et génèrent un salaire horaire systématiquement inférieur au Smic (7,58 euros nets/h). “J’ai commencé en 2014 et là je ne m’en sors plus”, témoigne un chauffeur trentenaire, père de deux enfants, habitant en Seine-Saint-Denis. Il réalise un chiffre d’affaires de 3 500 euros, loue une voiture entre 1 800 et 2 200 euros et ne gagne que quelques centaines d’euros par mois. Son comptable comme son médecin généraliste lui conseillent fortement d’arrêter. “Mais, moi, je n’ai qu’une peur : que l’application pour laquelle je travaille me radie et que je ne puisse plus mettre un toit sur la tête de ma famille.” Sans droit au chômage et avec, très souvent, un crédit pour rembourser l’achat du véhicule, s’arrêter est rarement une option. Le burn-out n’est alors souvent pas loin.
Le syndicat des chauffeurs privés VTC Unsa, actif depuis le début de l’année 2016, a alerté le Gouvernement sur cette situation. “L’enjeu est plus global que la seule santé des chauffeurs, note Sayah Baaroun, secrétaire du syndicat. Ces derniers travaillent trop pour boucler leurs fins de mois et risquent à tout moment de s’endormir – littéralement – au volant.” Ces situations sont réelles, au point de faire l’objet de blagues potaches. Les taxis alimentent ainsi les pages privées de Facebook dédiées au transport de personnes avec des photos de berlines de VTC encastrées, la tôle en accordéon. Le comique de répétition joue à plein. Les chauffeurs, eux, rient jaune. Et les autorités – en témoignent les procédures judiciaires en cours – ne rient déjà plus.