“Depuis plus de deux ans, Poutine n’a tenu aucun engagement sur l’Ukraine, il ment en permanence aux institutions internationales, ses bombardiers sont régulièrement interceptés près des espaces aériens des États membres de l’Union européenne et, plus grave, il accompagne Bachar al-Assad dans les massacres que ce dernier perpétue contre son propre peuple. Compte tenu de la psychorigidité de Poutine sur ces deux problématiques, sa visite à Paris aurait dû être annulée depuis longtemps. Or, elle a bien failli avoir lieu. Pour quelles raisons ?” s’interroge Mykola Cuzin, président du comité Ukraine 33 et du Comité pour la défense de la démocratie en Ukraine.
Les élections du 18 septembre à la Douma russe – les premières depuis l’annexion de la Crimée en mars 2014 – se sont tenues dans un climat plutôt “calme”. Et pour cause : une opposition laminée, un président et son parti (Russie Unie) omniprésents, une société civile démobilisée comme jamais… Résultat des courses, Vladimir Poutine a raflé 54% des suffrages (mais 76% des 450 sièges mis en jeu “grâce” à une réforme votée en 2014), ne laissant que quelques miettes au Parti communiste de Ziouganov et au Parti libéral-démocrate de Jirinovski (1) avec 6 millions de voix chacun. Cette victoire est pourtant à tempérer à l’aune d’une abstention record, puisque 52,2% des électeurs ne se sont pas déplacés, soit 12 points de participation en moins par rapport aux précédentes législatives, en 2011 (2).
Quelques jours plus tard, la commission d’enquête conjointe sur le crash du vol MH17 (3) a rendu des conclusions sans appel : “Nous pouvons conclure que l’avion du vol MH17 a été abattu le 17 juillet 2014 par un missile BUK de série 9M38 apporté du territoire de la Fédération de Russie et qu’après le tir le système a été réacheminé en Russie”, a déclaré Wilbert Paulissen, l’un des responsables de l’enquête menée par une équipe internationale composée d’Australiens, de Belges, de Néerlandais, d’Ukrainiens et de Malaisiens (4). Si Vladimir Poutine n’est pas nommément cité – par un effet de retenue diplomatique parfaitement vain à mon sens –, nul ne peut ignorer qu’il tire depuis plus de deux ans maintenant toutes les ficelles du conflit meurtrier dans le Donbass, conflit qu’il alimente copieusement et en permanence en fonds, armes, munitions et soldats de sa propre armée. Et que ces missiles n’ont pu faire l’aller-retour en Ukraine qu’avec son aval.
Cet homme qui, par ses errements diplomatico-guerriers et sa mégalomanie à nulle autre pareille, a réussi en deux ans à mettre la Russie au ban des nations et participe en ce moment même à la boucherie d’Alep (5) s’apprêtait pourtant à effectuer dans les prochains jours une visite en grande pompe à Paris. Il était attendu le 19 octobre pour inaugurer le centre culturel rattaché à la cathédrale orthodoxe de la Sainte-Trinité, en cours de finition quai Branly (6).
Certes, le principe de cette visite avait été arrêté de longue date. Il convient également de rappeler que c’est Nicolas Sarkozy qui avait en son temps accordé “très facilement” la vente du terrain à la Russie pour les futures constructions. Si le caractère véritablement culturel de ce centre peut poser question, il ne subsiste en revanche aucun doute quant aux motivations réelles du chef du Kremlin : obtenir à l’occasion de ce voyage l’assouplissement – voire plus ! – des sanctions économiques décidées par l’Union européenne suite à l’annexion de la Crimée en mars 2014 puis l’attaque de l’Ukraine dans le Donbass.
Or, depuis plus de deux ans, Poutine n’a tenu aucun engagement sur l’Ukraine (les cessez-le-feu votés dans le cadre des accords de Minsk ne tiennent jamais plus de 24 heures), il ment en permanence aux institutions internationales, ses bombardiers sont régulièrement interceptés près des espaces aériens des États membres de l’UE et, plus grave, il accompagne Bachar al-Assad dans les massacres que ce dernier perpétue contre son propre peuple. Compte tenu de la psychorigidité de Poutine sur ces deux problématiques, cette visite aurait dû être annulée depuis longtemps. Or, elle a bien failli avoir lieu. Pour quelles raisons ?
Sans doute y a-t-il une pression économique forte en ce moment, avec les chiffres du chômage qui ne sont pas bons, les perspectives de développement à court terme revues sans cesse à la baisse… Sans doute, aussi, M. Hollande n’est-il pas toujours très bien conseillé en matière de politique internationale, à commencer par M. Jean-Marc Ayrault qui “somme” l’Ukraine depuis quelque temps d’adopter un statut spécial pour le Donbass (7).
Il faut dire également qu’il y a un lobby pro-Kremlin très puissant en France, qui va bien au-delà de l’extrême droite et de l’extrême gauche, lesquelles se rejoignent étrangement dans une poutinolâtrie assidue. Les ouvrages récents de Cécile Vaissié et Nicolas Hénin offrent une approche suffisamment globale et pertinente de ce phénomène pour que je m’en tienne à l’expérience personnelle que j’ai pu avoir ces derniers mois avec la collusion – pour ne pas dire la collaboration – qu’entretiennent certains membres du Parlement français avec le régime autocrate russe.
Le 31 juillet, pendant les vacances parlementaires, Thierry Mariani, député Les Républicains des Français de l’étranger, s’est rendu pour la seconde fois en “pèlerinage” en Crimée avec une dizaine de députés et de sénateurs, pour y tresser les lauriers de la politique étrangère russe, en totale contradiction avec la ligne officielle de l’Union européenne et au grand dam du président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone. Sur l’une des photos prises lors de cette visite, on peut voir certains députés poser, hilares, devant la statue érigée à Sébastopol à la gloire des “libérateurs de l’Armée russe”.
Rappelons-le, l’annexion de la Crimée en mars 2014 s’est déroulée en contradiction avec tous les traités internationaux, a été menée à marche forcée par des soldats russes sans insignes et alors que l’armée ukrainienne s’était vue considérablement affaiblie les années précédents par l’ex-président ukrainien Ianoukovitch, mandaté par Poutine. Quelle gloire y a-t-il à s’emparer d’une péninsule désarmée par la ruse, en piétinant le droit international et en conviant le ban et l’arrière-ban des partis d’extrême droite et d’extrême gauche pour valider un scrutin truqué et orienté ? Il semble que la gopnik culture russe (la culture des voyous telle que décrite par Cécile Vaissié) fasse des émules jusque dans nos institutions. Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette adhésion sans retenue à la diplomatie guerrière de Moscou ? Beaucoup de mensonges, d’hypocrisies et, chose étonnante à ce niveau de responsabilité, d’ignorance et de carences sur les dossiers concernés.
Mensonge parce que Thierry Mariani a déclaré lors de cette visite que la situation des Tatars de Crimée était “en net progrès par rapport aux années passées et notamment par rapport à la période ukrainienne”, alors que tous les responsables de l’assemblée tatare traditionnelle – le Mejliss – sont interdits de séjour sur leur propre territoire depuis mars 2014 et que les disparitions ou arrestations d’activistes sont monnaie courante (8).
Ignorance et carences graves lorsqu’on s’intéresse de plus près à deux textes qui ont été adoptés par l’Assemblée nationale et le Sénat au début de l’année, en relation avec les sanctions économiques prises par les membres de l’Union européenne lors de l’invasion de la Crimée puis du Donbass en 2014. Le 28 avril 2016, donc, l’Assemblée nationale – très clairsemée, il faut dire ! – a adopté par 55 voix contre 44 le projet de résolution n° 3585 déposé fin mars par M. Mariani et contresigné par un peu plus de 80 députés. Ce projet de résolution demandait rien moins que la levée immédiate des sanctions et le retour dans la foulée à la table de négociation avec la Russie, pour rétablir au plus vite les relations économiques dans leur état initial. Mesurées à l’aune des 10 000 morts de la guerre coloniale russe dans le Donbass et des innombrables victimes civiles syriennes des exactions des forces armées du Kremlin, certaines manifestations outrancières de satisfaction après l’adoption de ce texte paraissent particulièrement révoltantes et écœurantes (9).
Le 8 juin, le Sénat a adopté un texte similaire mais plus “arrondi”, par 301 voix pour et 16 contre. Le garant en était le sénateur Yves Pozzo di Borgo qui a ensuite largement vanté son succès auprès des agences de presse russes (dont Sputnik, réputée pour être tout simplement “radio Kremlin”).
L’un des députés à qui j’ai reproché par la suite son soutien au texte voté par l’Assemblée nationale, Jérôme Lambert, m’a fait cette réponse hallucinante : “Cher monsieur, vous ne connaissez pas votre histoire. La Russie n’a pas, contrairement à ce que vous écrivez, occupé l’Ukraine pendant soixante-dix ans…” Non seulement l’Ukraine a été occupée, mais elle a été exploitée, génocidée et massacrée, depuis bien avant l’avènement de la révolution d’Octobre. Dire que ce député est membre de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale…
Une autre députée, Marie-Jo Zimmermann (LR), sans doute à court d’arguments, a fini par m’écrire : “Les intérêts qui ont conduit à la rédaction de ce mail ne sont donc pas conformes à ceux de la France et du peuple français, mais à ceux de la CIA ou des néonazis de Kiev.” Nous y voilà, le vieux réflexe pavlovien qui vise à discréditer sans débat toute opposition à la tradition coloniale soviétique ! Ce genre de réaction n’est pas sans rappeler les “compagnons de route” de sinistre mémoire qui ont contribué pendant des décennies à dissimuler aux opinions occidentales la vérité sur ce qu’Alexandre Soljenitsyne qualifiait lui-même d’“archipel du goulag”.
En attendant, nous venons de commémorer le triste anniversaire de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, abattue à Moscou le 7 octobre 2006 alors qu’elle dénonçait les exactions de l’armée russe en Tchétchénie. Il y a quelques jours, le journaliste Roman Souchtchenko, en visite familiale à Moscou, a été arrêté en tant que “colonel des services d’espionnage ukrainiens” alors qu’il est correspondant à Paris de l’agence Ukrinform depuis 2012. Chaque journaliste qu’on abat ou qu’on emprisonne en Russie, chaque bombe qu’on lâche sur les civils dans le Donbass ou en Syrie rend un peu plus difficile la compréhension et l’acceptation des petites compromissions de certains de nos élus.
Mykola Cuzin, président du comité Ukraine 33 et du Comité pour la défense de la démocratie en Ukraine
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On ne présente plus l’antisémite Jirinovski, mais il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’y a pas si longtemps il appelait ouvertement Vladimir Poutine à pulvériser les capitales occidentales – dont Paris – et qu’au lendemain des attentats de Bruxelles du 22 mars dernier il s’était fendu de cette odieuse déclaration sur une chaîne publique russe, à une heure de grande écoute : “Maintenant les actes de terrorisme se multiplient en Europe et ça va continuer de plus belle, et pour nous, c’est tout bénéfice. Qu’ils crèvent tous et disparaissent !”
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Les traditionnels bourrages d’urnes étaient bien sûr de mise, certaines personnes s’adonnant à cette pratique d’un autre âge, hilares, au vu et au su de tous devant les caméras de “surveillance”. Les résultats de régions entières, publiés très officiellement, affichaient ostensiblement des chiffres identiques en nombre de participants et en suffrages obtenus, comme pour bien signifier qu’au pays de feu Sakharov la démocratie n’est plus qu’une vaste fumisterie ! Les morts ont semble-t-il aussi beaucoup voté…
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Il s’agit de ce Boeing 777 de Malaysia Airlines reliant Amsterdam à Kuala Lumpur abattu à l’est de l’Ukraine le 17 juillet 2014, attaque ayant entraîné la mort de 298 civils. Sur le sujet, vous pouvez lire un article paru dans Lyon Capitale le 1er août 2014.
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Sur la base de cinq milliards de pages Internet, d’un demi-million de photos et de vidéos, de plus de 200 témoignages, de données de télécommunications et d’environ 150.000 conversations téléphoniques, les enquêteurs ont recréé l’itinéraire emprunté par le convoi ayant transporté le BUK, une batterie antiaérienne de fabrication russe, puissante et précise (extraits de LaDépêche.fr du 28/09/16). Suite à la publication de ce rapport d’enquête, l’ambassadeur des Pays-Bas à Moscou a été convoqué au Kremlin pour s’expliquer sur le caractère “inacceptable” des conclusions du rapport…
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La Russie vient une fois de plus de faire valoir son droit de veto à l’ONU en validant la politique de terreur de son allié Assad. “Un pays qui mettrait le veto à cette résolution serait discrédité aux yeux du monde. Il serait responsable de la poursuite des exactions”, avait déclaré François Hollande avant le vote. Que la France et le monde en tirent immédiatement les conclusions qui s’imposent.
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“Pourquoi une église russe à Paris en ce moment” (Stopfake.org)
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C’est l’Ukraine qui est attaquée, mais c’est à elle qu’on demande de faire des concessions ! Quelle serait la réaction de M. Ayrault si l’Allemagne réclamait un jour un statut spécial pour l’Alsace-Lorraine ou l’Italie la même chose pour l’ancien comté de Nice, au prétexte qu’il faut préserver les droits des germanophones et des italophones de ces régions ?
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Le 7 août, l’un des membres du Mejliss, Ilmi Umerov, a été enlevé et envoyé de force en hôpital psychiatrique, avant d’être libéré le 11 septembre sous la pression internationale. Cela nous ramène aux heures les plus sombres de l’URSS, lorsque les opposants étaient régulièrement envoyés dans ces institutions pour y être “chimiquement” rééduqués…
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Voici les demandes posées par le texte de la résolution :
– voir la France s’opposer au renouvellement des sanctions prises dans le cadre de l’Union européenne à l’égard de la Russie ;
– le gouvernement français entamer une négociation visant à lever le plus rapidement possible la politique de sanction à l’égard de la Russie ;
– lever les mesures restrictives et les sanctions économiques imposées par l’Union européenne à la Fédération de Russie ;
– ouvrir une négociation bilatérale entre la France et la Russie pour lever l’embargo sanitaire ;
– lever les sanctions contre les parlementaires russes.
En lien, les réactions et les tweets des partisans de cette résolution.