Alors que le parquet national financier (PNF) enquête sur la vente d’Alstom à General Electric, l’association Anticor a déposé une nouvelle plainte pour détournement de fonds et corruption dans cette affaire. Un nouveau rebondissement qui fait suite aux révélation de Frédéric Pierucci et au travail de la commission d’enquête parlementaire, dont le président, Olivier Marleix (LR), met directement en cause Emmanuel Macron.
Quatre ans et 12 milliards d’euros plus tard, la vente d’Alstom Energie à General Electric continue d’interroger. Après avoir été déboutée une première fois, l’association Anticor a déposé une nouvelle plainte sur cette affaire, la semaine dernière. Avec une qualification plus large, comme nous l’explique le Lyonnais Etienne Tête, avocat d’Anticor dans ce dossier, rappelant que “la justice ne s’est pas prononcée sur le fond”. Une plainte bicéphale, pour “corruption”, d’un côté, et “détournement de fonds publics”, de l’autre. Corruption pour laquelle Alstom a été condamnée aux Etats-Unis, dans une procédure de plaider-coupable, à une amende de 772 millions d’euros, en 2014. “La corruption est un fait établi, Alstom reconnaît qu’il y a corruption, mais les corrupteurs physiques ne sont pas poursuivi en France, pointe Etienne Tête. Or, si on ne les poursuit pas, on laisse passer le message qu’il y a un permis de corrompre”.
Corruption et bouc émissaire
“Il faudra qu’il y ait une enquête dans cette affaire, on ne peut pas considérer que ce n’est pas grave, tranche Jean-Christophe Picard, président d’Anticor, qui prévient que l’association ne lâchera pas, allant jusqu’à se constituer partie civile. Le corrupteur n’a pas été condamné, et cela a eu pour effet d’affaiblir Alstom”. Ces accusations de corruption auraient-elles donc un lien avec la vente du fleuron français à General Electric, qui lorgnait dessus depuis un moment ? C’est la thèse du livre Le Piège Américain, paru aux Editions JC-Lattès en janvier 2019. L’ouvrage est signé du journaliste Mathieu Aron et de Frédéric Pierucci, ancien cadre d’Alstom, qui livre son témoignage. Ce dernier a été arrêté en 2013 par le FBI, pour corruption, alors que le Departement of Justice (DoJ, le ministère de la Justice américain) tentait de mettre la main sur un responsable du groupe Français. Alstom finira par plaider coupable aux Etats-Unis. “En décembre 2014, le lendemain du vote en Assemblée Générale d’Alstom validant la vente des activités Énergie à GE, un accord par le plaider coupable est signé entre Patrick Kron et le DoJ : l’amende record s’élève à 772 millions de dollars, et la justice américaine interdit à GE de payer pour Alstom tout en dénonçant un “système de corruption étendu sur plus d’une décennie et à travers plusieurs continents, un système singulier de par son ampleur, son audace et ses conséquences dans le monde entier””, note le rapport de la commission d’enquête parlementaire, présidée par Olivier Marleix (Les Républicains).
La justice américaine a reproché à Frédéric Pierucci l’engagement d’agents ayant versé des pots de vin en Indonésie pour obtenir un marché aux dépens de GE. Pierrucci dit avoir porté le chapeau pour tout le monde. Il assure que toute la chaîne décisionnaire était au courant et qu’il a payé pour d’autres en effectuant plus de deux ans de détention outre-Atlantique. Dans un communiqué du DoJ Alstom reconnaît avoir “versé des pots-de-vin à des représentants du gouvernement et falsifié des livres et registres (…) notamment en Indonésie, en Égypte, en Arabie Saoudite, aux Bahamas et à Taïwan”. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire française rappelle que “avant de plaider coupable aux États-Unis en décembre 2014, Alstom avait été condamnée à plusieurs reprises pour corruption : en 2007, au Mexique, en 2008, en Italie, et en 2011, en Suisse”. Une version appuyée par Pierre Laporte, directeur juridique d’Alstom Grid de 2012 à 2015. “Il existait un système corruptif consistant à utiliser des consultants dans de nombreux pays, via des sociétés de paiements installées en Suisse ou en Angleterre”, a-t-il déclaré à France Info. Deux branches d’Alstom ont même été radiées de la Banque mondiale en 2012.
L’Etat s’assoit sur 350 millions d’euros
Anticor critique par ailleurs la très mauvaise gestion de l’Etat français au moment de la vente d’Alstom. Ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg avait négocié un accord très avantageux selon lequel l’Etat disposait d’une option d’achat sur une part des actions d’Alstom (20%), appartenant à Bouygues. Or, cette option n’a pas été levée par son successeur, Emmanuel Macron. Incompréhensible pour Anticor, qui évoque une culbute potentielle à 350 millions d’euros. Mais l’Etat a laissé la main, et le pactole, à Bouygues. C’est sur ces faits que repose l’accusation de détournement de fonds. “De l’argent a été perdu et nous trouvons que ce n’est pas très normal, attaque Jean-Christophe Picard, président d’Anticor. Nous ne comprenons pas, d’autant qu’il n’y avait pas d’aléa, il s’agissait d’un bonus quasi automatique. Ou alors on nous dit que l’Etat n’a pas vocation à gagner de l’argent, uniquement à en dépenser, mais c’est une conception qui étonne un peu. D’autant qu’il il y en d’autres qui ont fait de l’argent, comme pour les autoroutes”.
Alstom Energie qui produit les turboalternateurs des centrales nucléaires françaises et des turbines de 4 sous matins nucléaires, les entretient et les renouvelle, a été vendue pour 12 milliards d’euros à GE. “Si l’Etat activait l’option d’achat, il avait un bonus automatique de 350 millions d’euros. Sans parler du gain résultant de la fusion”, poursuit Etienne Tête. Les 21 responsables d’Alstom qui se sont partagé les 30 millions d’euros de bonus sur la vente, dont 4 pour le PDG, Patrick Kron, n’ont pas fait la même erreur de calcul que l’Etat français. Le manque à gagner pour les contribuables est évalué à 500 millions d’euros par Anticor. “Il s’agit des projection des économistes à l’époque, précise Etienne Tête. Pour tous les observateurs, c’était une bonne affaire qui était évidente amis que l’Etat français n’a pas voulu faire. C’est comme si l’Etat avait stock option et ne s’en sert pas, ça n’a pas de sens, et c’est qualifiable de détournement de fonds, selon nous. Arnaud Montebourg a mis en place cette mesure pour sauver Alstom, mais il a été court-circuité. Par qui, comment, l’enquête peut le dire ». Anticor dépose donc plainte contre X alors que dans son audition du 11 juillet 2019 devant la Commission des Affaires économique du Sénat, Arnaud Montebourg s’est prononcé en faveur de l’annulation de la vente.
Rapport secret
Concernant la vente d’Alstom, “le gouvernement a été mis devant le fait accompli”, s’est défendu Emmanuel Macron, en 2015. Pourtant un rapport, resté longtemps secret, a été commandé en 2012 par celui qui était alors adjoint au secrétaire général de l’Elysée, prouvant qu’il avait prévu le démantèlement du fleuron français. La découverte a été faite au fil des auditions par la commission d’enquête parlementaire. Une discrétion qui rappelle le comportement de Macron, ministre de l’Economie, sur le gel des tarifs d’autoroute en 2015, dont nous vous révélions l’hypocrisie la semaine passée (lire ici).
Beaucoup de monde était intéressé à ce démantèlement. “Le tout Paris a été loué”, selon Arnaud Montebourg. “Côté Alstom, on comptait dix cabinets d’avocats, deux banques conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill Lynch) et deux agences de communication (DGM et Publicis). Côté General Electric, on comptait trois banques conseils (Lazard, Crédit Suisse, et Bank of America), l’agence de communication Havas et de nombreux cabinets d’avocats”, note le rapport de la commission d’enquête parlementaire. Le députée l’ayant présidée, Olivier Marleix, a observé que certaines des personnes intéressées à cette vente, mais aussi à celle d’Alcatel ou de Technip, figurent dans la liste des donateurs ou d’organisateurs des dîners de levée de fonds d’Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle. Le chef de l’Etat qui a financé sa candidature grâce à 16 millions d’euros de dons privés.
“S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption”, avance Olivier Marleix. Avec cette question : les décisions d’Emmanuel Macron, secrétaire de l’Elysée puis ministre de l’Economie étaient-elles prises dans l’intérêt de l’Etat ou celui du futur président de la République ? De leur côté les salariés en instance de licenciement attendent toujours la visite promise du chef de l’Etat alors que GE a annoncé, en 2016, la suppression de 6500 emplois en Europe, dont 765 en France, dans les activités Energie d’Alstom. Un pari perdant sur tous les plans donc : industrie, emploi, financier.
Le signalement d’Olivier Marleix, a abouti à l’ouverture d’une enquête. L’élu a été entendu par l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (Oclciff), comme nous l’a indiqué le Parquet national financier (PNF), qui a récupéré le dossier. En attendant de voir la plainte d’Anticor arriver sur son bureau. Le PNF qui attend, depuis le départ d’Elianne Houlette, la nomination d’un procureur à sa tête… par Emmanuel Macron.