Si, entre 2009 et 2014, 25 % des ventes d’armes de la France sont destinées au royaume wahhabite, les commandes augmentent et représentent chaque année plusieurs milliards d’euros. Les décisions liées à ce commerce sont entre les mains du Gouvernement. La représentation nationale, autrement dit le Parlement, en est exclue. Selon le député PS Malek Boutih, membre de la commission de la Défense au Parlement, ses collègues y trouveraient leur compte, souvent paralysés par la peur “de se salir les mains dans un débat rationnel” lié à la défense nationale, mais aussi à l’emploi.
Avec l’explosion des conflits dans le monde, le commerce légal des armes entre pays se porte à merveille. L’Arabie saoudite, premier client de la France et premier importateur d’armes au monde, bénéficie chaque année de 500 millions d’euros de livraison en armement de la part de l’hexagone. Chaque année depuis cinq ans, plus d’un milliard d’euros d’autorisation d’exportation de matériel de guerre à l’Arabie saoudite est signé par la France. Alors que les autres pays de l’Union Européenne restreignent leurs ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, le président français remet une légion d’honneur presque en catimini au ministre de l’Intérieur de la monarchie.
Le choix politique de privilégier le partenariat saoudien est dû à la prise de distance des États-Unis par rapport au royaume. Un écart diplomatique qui n’a cependant pas empêché les États-Unis de continuer à vendre en masse son armement. Selon le Sipri, les trois quarts des importations de l’Arabie saoudite proviennent des États-Unis et du Royaume-Uni. Celles-ci ont augmenté de 279% sur la période 2011-2015 par rapport aux quatre années précédentes.
Quand l’imprécision règne en maître
Contrairement à d’autres pays européens, le rapport annuel sur les exportations d’armements français présenté au Parlement ressemble de plus en plus à une brochure publicitaire qui souligne les bienfaits des exportations pour l’économie mais ne donne que très peu de détails, comme le dénonce l’Observatoire des armements. En Suède, notamment suite aux répressions de l’Arabie saoudite contre des manifestants bahreïnis avec des armes suédoises, le Gouvernement a mandaté une commission parlementaire pour durcir les contrôles dans la vente d’armes vers les pays non démocratiques qui sera effective cette année. Au Royaume-Uni, la politique d’exportation d’armes est systématiquement contrôlée par le Parlement et les ONG : un rapport trimestriel public établit précisément les exportations d’armes accordées, rejetées ou révoquées, ainsi que les échanges entre le Parlement et le Gouvernement sur ces questions.
“une pratique du pouvoir français”
En France, pour avoir une idée précise des armes qui sont réellement vendues et livrées et faire la différence avec les contrats non honorés qui entrent dans la stratégie d’influence régionale et mondiale de l’Arabie saoudite, cela relève du parcours du combattant. Pour l’Observatoire des armements, centre d’expertise indépendant fondé en 1984, la France a un sérieux retard en matière de transparence et de consultation du Parlement à propos du commerce de l’industrie militaire française. Les contrats d’armement de la France sont placés sous le secret-défense, même si rien ne l’impose dans la Constitution. Pour Tony Fortin, le président de l’Observatoire des armements, “c’est d’abord une pratique du pouvoir français”. Impossible de savoir clairement le type d’armes qui est vendu à l’étranger, seulement listées en vagues catégories : “Entre vendre des missiles et un système antimissile, il y a quand même une énorme différence, surtout lorsque l’on sait qu’au Yémen l’Arabie saoudite cible des infrastructures civiles, comme les hôpitaux”, précise-t-il. Depuis plusieurs années, l’Observatoire tente de sensibiliser les parlementaires pour qu’un meilleur contrôle démocratique soit assuré sur les ventes d’armes vers les destinations sensibles, non démocratiques ou sous embargo, puisque aujourd’hui le pouvoir exécutif est à la fois responsable de la promotion et du contrôle du commerce des armes. Le député PS Malek Boutih, membre de la commission Défense à l’Assemblée depuis deux ans, confirme qu’il n’y a effectivement aucune consultation sur ces questions.
Poids de l’industrie et postures politiciennes
Pour Malek Boutih, également ex-président de SOS Racisme, il y a “1001 raisons pour que personne ne souhaite mettre son nez là-dedans”, en dehors de l’exécutif et des responsables industriels et militaires. En cause, le poids de l’industrie de l’armement et les emplois que cette industrie génère, mais aussi le fait que beaucoup préfèrent fermer les yeux et ne surtout pas être associés à la politique étrangère de la France : “Si dans d’autres grands pays les parlementaires sont plus impliqués dans le commerce de l’armement, c’est parce qu’ils l’assument beaucoup plus. Beaucoup de parlementaires français ne veulent pas voir et ne pas être au courant car ils ne veulent pas se retrouver devant leurs électeurs et devoir se justifier sur la vente d’armes ou sur la suppression d’emplois dans l’industrie militaire. Ils adoptent des postures idéologiques mais ne se saisissent pas du débat. Le même comportement existe dans beaucoup de secteurs. Certaines organisations syndicales sont en première ligne dans les manifestations contre la guerre, elles sont pourtant à la tête de 80 % des syndiqués dans les usines d’armement françaises.” Le député explique que dans sa famille politique, à gauche, les députés seraient ainsi à la fois pour la conservation des emplois français et contre la vente d’armes à l’Arabie saoudite, en fonction de la question.
“Il n’y a pas de culture démocratique de la question militaire en France”
Cela arrangerait finalement tout le monde que la guerre, les armes et la défense nationale restent entre les mains de l’exécutif, du ministère de la Défense et de quelques cabinets, selon Malek Boutih : “Comme ça, personne n’a à rougir dans la rue face à ses électeurs. Il y a un complexe idéologique et culturel sur la question de l’armement, de l’armée et de la défense nationale en France. En politique, les questions de défense ne sont pas intégrées à la rationalité, c’est presque un sujet tabou sur lequel les politiques se positionnent en fonction de postures avant tout idéologiques. Il y a un manque de culture politique de défense nationale chez nous.” Malek Boutih se prononce pour sa part en faveur des contrats d’armement avec l’Arabie saoudite, même s’il reconnaît qu’il puisse y avoir un véritable retour de flamme sur ces ventes. Il ne peut pas non plus nier le “manque de sérieux évident en terme de contrôle” sur le commerce de l’armement français.