Le népotisme parlementaire en France va-t-il prendre fin avec la future loi sur la moralisation de la vie publique ? Pour se faire une idée de l’étendue de la pratique, Le Lanceur dresse un état des lieux et publie une carte de France interactive de la précédente mandature.
“Népotisme”, du latin nepotis, “neveux”. Se disait des papes qui avaient pris l’habitude de favoriser leur cercle familial. Plusieurs siècles plus tard, l’explosion en plein vol de la candidature de François Fillon a sans doute signifié que les Français n’entendaient plus fermer les yeux sur une pratique encore très répandue dans le milieu politique. Emmanuel Macron promet même d’y mettre un terme, avec une loi de moralisation adoptée avant les législatives. Cette enquête, menée avec le concours de journalistes de la presse quotidienne régionale, de la plateforme de centralisation d’informations sur les parlementaires Projet Arcadie et du réseau Anticor, qui lutte contre la corruption et pour la réhabilitation de la démocratie représentative, nous a permis de dresser la cartographie du népotisme dans l’Hexagone. Cette cartographie ne peut être considérée comme une liste exhaustive, il s’agit plutôt d’une représentation des différentes formes de népotisme.
Le népotisme est devenu intolérable
Bien qu’il s’épanouisse dans le privé, le népotisme est devenu intolérable dans les groupes publics, il suffit de voir les remous causés par la nomination de Thomas Le Drian au poste de chargé de mission auprès du président du directoire de la Société nationale immobilière (SNI), filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). En 2014, le jeune diplômé de l’ISC Paris (16e du classement des écoles de commerce françaises, selon Challenges) se retrouve propulsé au comité exécutif de la SNI alors que celui-ci ne compte que treize membres. Sans aucune expérience dans le domaine du logement social, le fils de celui qui était alors ministre de la Défense avait su profiter de l’estime que lui portait André Yché, président du directoire de la SNI.
Un emploi, c’est bien souvent au sein du Parlement que les proches de sénateurs ou de députés ont pu le trouver. À la suite de l’adoption de la loi sur la transparence de la vie publique, initiée par François Hollande, les parlementaires sont invités à indiquer sur leurs déclarations de patrimoine et d’intérêts la nature des activités de leur conjoint et le nom de leurs collaborateurs. Imperfection du système, les couples non mariés passent sous les radars de ces contrôles – c’est le cas pour Marine Le Pen et son concubin, Louis Aliot. Compagnon qui, selon Mediapart, aurait été en 2013 employé à temps partiel comme assistant parlementaire de Marine Le Pen au sein du Parlement européen et ce pour 5.006,95 euros bruts par mois. “Beaucoup de collaboratrices ou de collaborateurs sont les maîtresses ou les amants” de députés, souligne l’auteur d’Élysée Circus – Une histoire drôle et cruelle des présidentielles, Jean Guarrigues.
Prendre sa femme comme assistante parlementaire serait plus “commode”
Rendues publiques, ces déclarations d’intérêts nous apprennent qu’en 2017, sur 935 parlementaires, 147 (98 députés et 49 sénateurs) ont déclaré salarier un membre de leur famille ou partageant le même patronyme. Rappelons que seuls les parlementaires des assemblées nationales ont la possibilité d’embaucher, légalement, un membre de leur famille. Les députés disposent chaque mois d’une indemnité de 5.840 euros, dite de frais de mandat (IRFM), pour payer leurs dépenses courantes, et d’un crédit de 9.618 euros pour rémunérer leurs collaborateurs. Les sénateurs sont “payés” au même tarif que les députés, soit 7.209,74 euros bruts par mois. S’y ajoutent 6.109,89 euros nets par mois, non imposables, d’indemnité de frais de mandat pour payer leurs dépenses courantes et 7.638,95 euros bruts par mois de crédit destiné à rémunérer leurs collaborateurs. Au Parlement européen, où il est interdit d’embaucher un membre de sa famille, le FN a, semble-t-il, contourné la règle puisque certains députés européens frontistes auraient engagé les conjoints de leurs collègues et réciproquement. Une interdiction qui n’a pas lieu d’être en France, selon Philippe Cochet, candidat à sa succession dans la 5e circonscription du Rhône : “Ce n’est pas une faute morale de travailler avec une personne de sa famille, estime le député-maire de Caluire. Cela ne me pose aucune difficulté, je ne vois pas la problématique.”
Certains, comme Jean-Louis Touraine (député PS de la 3e circonscription du Rhône), ont épousé leur assistante et mettent en avant la flexibilité du collaborateur : “Je gagne en commodité de travail. Ce n’est pas simple de demander à une assistante de se libérer un samedi.” D’autres vantent ce travail qui permet de passer du temps avec son conjoint : “Si mon épouse ne m’accompagnait pas, j’en serais à mon troisième divorce.”
Une attitude en contradiction avec le souhait des Français qui, à la suite du Penelopegate, se sont dit à 76% opposés à ce que les parlementaires emploient des membres de leur famille (sondage Odoxa, 27 janvier 2017).
Quand le mandat ne sort pas de la famille…
Autre forme de népotisme conservée de l’Ancien Régime, la transmission du mandat à l’un des membres de sa famille. Le rejeton ou, bien souvent, la conjointe est introduit(e) dans la vie publique lors d’un scrutin de liste majoritaire ou plurinominal de liste (régionales ou municipales). Ce qui permet à l’“héritier” de se faire connaître par la population.
La preuve avec le député et président LR du conseil départemental du Rhône Christophe Guilloteau, qui confie sa circonscription pour les législatives 2017 à sa compagne Sophie Cruz, actuelle conseillère régionale LR. Elle peut également compter sur la fille de son compagnon, Maryll Guilloteau, comme assistante parlementaire.
Pour favoriser la transmission de son mandat, l’“héritier” peut se voir confier un poste de collaborateur parlementaire ou de suppléant. Un mécanisme qui permet à l’impétrant un passage de témoin en douceur. C’est le cas pour la famille Le Vern, en Normandie, où la fille a été assistante parlementaire de papa avant de devenir suppléante de belle-maman. Cet héritage peut engendrer une dynastie, comme celle des Giaccobi en Corse qui, depuis quatre générations, occupent les bancs du palais Bourbon.
Les organismes parapublics : réservoir d’emplois familiaux
Le népotisme prospère également au sein des collectivités territoriales grâce à la multiplication d’organismes pararégionaux. En 2012, le directeur général du comité régional du tourisme (CRT) d’Ile-de-France, Jean-Pierre Blat, avait reconnu dans les colonnes du Figaro que près de la moitié des salariés du CRT avait été recrutée par “démarchage ou sur recommandation”. La plupart en lien avec des élus de la région…
En 2015, selon la Cour des comptes, les 13.500 syndicats intercommunaux du pays ont coûté près de 9 milliards d’euros rien qu’en frais de fonctionnement (rapport de juillet 2016). Ces organismes ont créé des postes en grand nombre. C’est devenu l’une des meilleures façons de soutenir un membre de sa famille, à travers les délégations qu’offre un exécutif local. Patrice Vergriete (DVG), maire de Dunkerque depuis mars 2014, a ainsi fait embaucher sa compagne, Vanessa Delevoye, à l’agence d’urbanisme Flandre-Dunkerque (Agur) dont il est lui-même vice-président, et ce malgré la signature d’une charte déontologique où il s’engageait à “proscrire tout favoritisme en matière d’embauche à l’égard d’une personne proche”.
Rappelons que, depuis 2013, la loi relative à la transparence de la vie publique, renforcée par la loi d’avril 2016, invite les élus à prévenir ou faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts.
Est introduite dans le statut général des fonctionnaires la notion de conflit d’intérêts. Il en découle un ensemble d’obligations à respecter pour les serviteurs de l’État, dont le fait de veiller à faire cesser immédiatement ou à prévenir les situations de conflit d’intérêts dans lesquelles ils se trouvent ou pourraient se trouver.
C’est dans ce cadre que le maire de Givors (69) a été mis en examen, devant le tribunal correctionnel de Lyon. La justice reproche à Martial Passi d’avoir retiré un intérêt moral de l’embauche de sa sœur comme directrice générale des services, alors qu’il est lui-même chargé de l’administration de la ville. Le maire et sa sœur encourent une peine pouvant aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement, 75.000 euros d’amende, la radiation des listes électorales et la perte de qualité de fonctionnaire pour la sœur de l’édile, Muriel Goux.
Un travail, un logement, un permis de construire…
Au niveau communal, les avantages les plus attendus par les proches du maire sont un travail, un logement et quelquefois une aide financière. Ce qui fut le cas à Liévin (Pas-de-Calais) pour Marie Kucheida, fille du maire. Elle profita en 2006 d’un fameux coup de pouce de son maire de père, Jean-Pierre Kucheida. Il était également à l’époque président du bailleur social Soginorpa, l’un des plus gros bailleurs sociaux de France. Il permit, par le biais du bailleur social, le financement d’une exposition photo et d’un livre “de prestige” conçus par sa fille. L’artiste reçut, avec le concours de l’Association pour la protection de l’environnement et la promotion des arts et de la culture (Apepac), la somme de 12.000 euros.
Autre exemple à Sanary-sur-Mer, dans le Var : le maire, Ferdinand Bernhard, a été mis en examen pour prise illégale d’intérêts et recel, favoritisme et recel, tentative de favoritisme, détournement et soustraction de biens publics, corruption passive et active et détournement de fonds publics. Un rapport de la chambre régionale des comptes épinglait les “procédures atypiques” de la municipalité. Rappelons que la compagne du maire, Florence Chave, a intégré les services de la ville au sein du cabinet du maire. Le couple a obtenu un permis de construire dans la commune pour lequel le maire a été mis en examen pour infractions à l’urbanisme.
L’obtention d’un permis de construire, compétence du maire, peut également faire l’objet de passe-droit. Odile de Coral, maire d’Urrugne (Pyrénées-Atlantiques), a été condamnée en appel à 4 mois de prison avec sursis et 10.000 euros d’amende pour prise illégale d’intérêts. Lors d’un conseil municipal de 2007, l’élue avait fait adopter un plan local d’urbanisme qui rendait constructible un terrain appartenant à son mari et à sa belle-famille. Vendu par la suite, ce terrain a rapporté quatre millions d’euros à ses proches. Selon le journal Sud-Ouest, la maire d’Urrugne a décidé de se pourvoir en cassation – “pour me rendre mon honneur et prouver mon intégrité”, argue-t-elle.
Il y a loin de la lèpre au Toblerone
Comme sous l’Ancien Régime, il y a, dans le monde politique français, le sentiment que servir l’État c’est aussi se servir un peu de l’État. Un aspect de notre culture qui nous différencie des Anglo-Saxons et surtout des Scandinaves. Le Parlement français compte encore 15% d’élus employant un membre de leur famille. Une exception française qui devrait disparaître avec la loi de moralisation de la vie politique voulue par le nouveau président de la République. Cette loi, qui doit permettre de combattre cette “lèpre qui corrompt le rapport à la vie politique” (dixit Emmanuel Macron), devrait être adoptée avant la prochaine mandature.
La France reste encore loin du modèle de probité de ses voisins d’Europe du Nord où l’exemplarité, en matière d’utilisation des deniers publics, est de mise. En Suède, le principe de transparence permet à chaque citoyen de consulter les factures de chaque ministre. Fin 1995, Mona Sahlin, numéro deux du gouvernement social-démocrate, avait été forcée de démissionner pour avoir réglé quelques courses, dont une barre chocolatée (qui avait donné son nom à l’affaire), avec sa carte de crédit de fonction. Le règlement du Parlement suédois ne stipule pas qu’il est interdit d’employer un membre de sa famille : le contrôle des citoyens est si fort dans ce pays luthérien qu’aucun parlementaire n’oserait le faire.