Journaliste à L’Obs, Vincent Jauvert a passé les deux dernières années à percer les arcanes de l’élite administrative française, qu’il révèle dans son livre Les Intouchables d’État. En terrasse du café Le Nemours, la buvette du Conseil d’État, l’enquêteur raconte au Lanceur les secrets de ces intouchables de la haute fonction publique.
Le Lanceur : Vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte ?
Vincent Jauvert : Non, je suis journaliste. J’ai passé ma vie à enquêter sur la DGSE, le Quai d’Orsay, le système Poutine, les essais nucléaires français… Souvent des révélations, parfois des scoops. Comme l’affaire des “Grandes Oreilles” chinoises en banlieue de Paris : comment le gouvernement chinois écoutait la France. Ou comment la DGSE détourne les communications des câbles intercontinentaux qui arrivent sur les côtes françaises… Mais je travaille avec des sources que l’on pourrait qualifier de “lanceurs d’alerte” : elles me confient des documents confidentiels dont elles jugent la publication nécessaire à l’information des citoyens. Cela a été le cas pour mes deux derniers livres.
Qui sont ces “intouchables d’État” que vous décrivez dans votre livre ?
Ce sont les très hauts fonctionnaires qui gouvernent la France : ceux qui dirigent les grandes administrations centrales, les grands établissements publics, autrement dit les six cents qui sont nommés en conseil des ministres. Je parle aussi des hauts fonctionnaires qui sont à la tête de l’État aujourd’hui : Emmanuel Macron, Édouard Philippe, une grande partie de son gouvernement et de leurs conseillers. C’est pourquoi le livre est sous-titré “Bienvenue en Macronie”.
Vous êtes spécialisé dans les relations internationales, pourquoi êtes-vous allé chercher des poux aux hauts fonctionnaires ?
Quand j’ai écrit un livre sur le Quai d’Orsay [La Face cachée du Quai d’Orsay, Robert Laffont, 2016], j’ai découvert toute une nomenklatura diplomatique plus intéressée à défendre ses propres intérêts que ceux de la France et qui bénéficie de salaires aussi élevés que secrets. J’ai demandé à un ambassadeur : “Mais pourquoi vous refusez de révéler le montant de votre rémunération ?” Il m’a répondu : “Lorsque les hauts fonctionnaires de Bercy le feront, alors je vous le dirai.” C’est là que j’ai compris que les rémunérations des hauts cadres du ministère de l’Économie et des Finances étaient, elles aussi, totalement secrètes. Une source me les a communiquées et je me suis dit qu’il me fallait enquêter sur la très haute fonction publique, sur les six cents qui dirigent la France : étudier leurs mœurs, la façon dont tourne la machine administrative. J’ai découvert un système encore plus opaque que le Quai d’Orsay, aussi bien payé et beaucoup plus influent que les grands corps de l’État. Je parle ici des conseillers d’État, des hauts fonctionnaires de Bercy, des membres de la Cour des comptes, des inspecteurs des finances… En soi, je ne cherche pas des poux dans la tête, je m’intéresse à un groupe qui nous dirige.
On pourrait penser que ces hauts fonctionnaires, dont la majorité a été formée à l’Ena, sont capables et compétents. Où se situe le problème ?
C’est un mythe que de dire que les élèves de l’Ena sont bien formés. Depuis 1970 et la promotion Charles de Gaulle, quasiment tous ont eux-mêmes dit que leurs études ne préparaient pas à diriger des administrations. Ce sont des têtes bien faites, parce que le concours est difficile et que désormais beaucoup viennent très souvent de grandes écoles, mais ils ne sont pas bien formés en tant que hauts fonctionnaires. La promotion Senghor, dont provient Macron, démontrait dans un rapport à quel point leur formation pouvait être bancale. Il a fait beaucoup de bruit à l’époque, jusqu’à remonter au ministre de la Fonction publique.
En quoi l’opacité sur les rémunérations des hautes sphères administratives pose-t-elle problème ?
Cela vous montre l’état d’esprit. Il s’agit d’argent public, tout de même. Lorsqu’on ne sait pas où il va, comment il est utilisé… c’est que probablement certains sont trop payés, parfois à ne pas faire grand-chose. Globalement, cette attitude dit aussi que ces gens-là, que l’on appelle parfois la noblesse d’État, ne considèrent pas qu’ils doivent rendre des comptes aux citoyens.
Ceux qui prônent la transparence sont souvent taxés de populisme…
Je ne pense pas que c’est la transparence qui fait le populisme, mais l’inverse : c’est l’opacité qui génère le populisme. En Grande-Bretagne, les deux cents plus hauts salaires sont consultables sur Internet. Aujourd’hui, les rémunérations des ministres et des députés sont publiques. Il y a quelques années, lorsqu’on avait dit qu’il faudrait publier ces salaires, certains nous répondaient que c’était scandaleux, populiste, justement. Or, aujourd’hui, ça parait évident, et il serait absolument anormal de ne pas le faire. Nous en sommes au même stade pour la haute fonction publique.
Combien de hauts fonctionnaires sont-ils payés autant, voire plus, que le chef de l’État ?
Six cents. Là encore, c’était une information secrète, que je révèle dans le livre. Comme les cent cinquante de Bercy qui, eux aussi, gagnent plus que le président, ce que j’ai découvert dans une note classifiée ! Certains de ces très hauts salaires sont “injustifiés”, dit la Cour des comptes. En ces temps où l’on dit aux Français “Il faut se serrer la ceinture, il faut s’adapter…”, ça ne passe plus.
Quel est la révélation qui vous a le plus marqué au cours de votre enquête ?
Ce qui m’a le plus choqué, et qui choque également l’ancien président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré, c’est le fait que des conseillers d’État, dont le boulot est de conseiller l’État en matière juridique, sont rémunérés en plus lorsqu’ils conseillent des ministères ou certains établissements publics. C’est effarant.
Comment en est-on arrivé là ?
C’est un des éléments les plus flagrants de l’aspect monarchique de la Ve République : les membres de ces grands corps, issus justement de la monarchie et de l’Empire, se comportent comme des princes auxquels tout serait dû et qui n’auraient de comptes à rendre à personne.
En Auvergne-Rhône-Alpes, on observe deux cas particuliers. D’un côté, Laurent Wauquiez, conseiller d’État en disponibilité. De l’autre, Jean-François Debat : trois mandats électoraux, des responsabilités nationales de trésorier au PS et un travail à temps plein au Palais-Royal.
Je ne connais pas la situation exacte de Jean-François Debat, mais si son cas est tel que vous le présentez c’est hallucinant d’un point de vue de la séparation des pouvoirs. Il est potentiellement à la fois juge et partie. Dans les actes qu’il commet en tant que président d’agglomération, il peut avoir affaire au tribunal suprême administratif qu’est le Conseil d’État, soit en tant que plaignant, soit en tant qu’accusé. Dans les deux cas, il aura des liens avec les conseillers d’État qui jugeront l’éventuelle affaire et ce n’est pas sain. Ça va à l’encontre de la répartition des pouvoirs chère à Montesquieu.
Quant à Laurent Wauquiez, il a refusé de démissionner du même Conseil d’État en arguant qu’il ne ferait pas de la politique toute sa vie et que donc il lui faudrait un emploi tôt ou tard. Cela veut dire qu’il ne se considère pas comme les autres, ceux qui font de la politique en venant du privé et risquent de pointer au chômage quand ils sont battus. Autrement dit, il fait partie de ces princes de la République qui veulent de la flexibilité pour les autres et ne se l’appliquent pas à eux-mêmes.
Le terme de noblesse d’État revient souvent quand on aborde le sujet des grands corps.
Il y a quelques princes et beaucoup de barons. Prenons Antoine Gosset-Grainville. Lui, c’est un prince. Il était inspecteur des finances, et il l’est toujours. Il a été directeur du cabinet adjoint de Fillon, puis pendant un temps le patron de la Caisse des dépôts. Dès qu’il l’a quittée, il est devenu banquier d’affaires auprès de beaucoup de clients étatiques. Lorsque Emmanuel Macron, lui aussi inspecteur des finances, décide de démissionner du ministère de l’Économie et de créer sa boîte de conseil en entreprise, il s’installe dans les locaux de… Gosset-Grainville, qui sera bientôt l’un des principaux conseillers du candidat Fillon. Nous avons affaire à des princes de la République pour qui la répartition gauche-droite n’a aucun sens.
Vous décrivez dans votre livre un système qui semble immuable, notamment parce que ceux qui pourraient le changer n’ont pas d’intérêt à le faire.
Le cas type, c’est Emmanuel Macron. Il dit lui-même que c’est un système de caste, que les hauts fonctionnaires bénéficient de privilèges hors du temps et qu’il faut y mettre un terme. Mais les dernières décisions qu’il a prises concernant la haute fonction publique ne vont pas en ce sens : il a refusé cet été qu’on élargisse la loi de moralisation de la République aux hauts fonctionnaires. Et autant Emmanuel Macron a démissionné de son rôle d’inspecteur des finances, autant son Premier ministre ne l’a toujours pas fait du Conseil d’État.
Le cas le plus révélateur est sans doute celui de l’actuel conseiller social d’Emmanuel Macron. C’était un consultant de haut vol qui aidait à la gestion et à l’organisation des plans sociaux : Pierre-André Imbert. Il a été nommé sous Hollande directeur du cabinet de Myriam El Khomri. C’est l’architecte des lois du même nom, qui rendent plus flexible le travail salarié. Quand elles ont été votées, il aurait pu retourner dans le privé, prendre des risques, comme il le prônait dans son texte de loi. Or, Emmanuel Macron et François Hollande l’ont nommé inspecteur général des finances, à vie donc. C’est ce même Imbert qui a été nommé conseiller social du président Macron. C’est lui qui a préparé les ordonnances qui rendent encore plus flexible le travail salarié. Voilà donc quelqu’un qui dit qu’il faut être mobile, accepter de changer de job, risquer de se retrouver au chômage. Sauf que lui, inspecteur des finances, il va le rester à vie. Je pense que c’est ce genre de situation qui crée un hiatus entre Macron et les Français.
Des ministres ont bien essayé de limiter l’influence des grands corps. Que s’est-il passé ?
Annick Girardin, Marylise Lebranchu et Nicolas Sarkozy ont essayé. Ils ont fait des lois, pris des dispositions et des arrêtés pour limiter l’influence des grands corps. Et, à chaque fois, ces grands corps se sont débrouillés pour annuler ou adoucir les mesures décidées par le pouvoir politique. C’est un fait incontestable.
Dans l’un de vos chapitres, vous insistez sur la porosité entre le secteur public et le secteur privé…
Ce qui est gênant, ce n’est pas qu’un fonctionnaire aille travailler dans le privé. S’il monte une start-up informatique, très bien ! Mais, dans la grande majorité des cas, ils préfèrent choisir des jobs où ils peuvent monnayer leurs réseaux, leurs connaissances intimes des faiblesses de l’État, et qu’ils rechargent en revenant dans le public. Ils le font sans qu’il ne se passe rien, et deviennent lobbyistes, avocats d’affaires, conseillers fiscaux…
Pourtant, des barrières existent pour limiter les conflits d’intérêts…
Oui, en théorie. Mais elles ne fonctionnent pas ou mal. C’est la Commission de déontologie de la fonction publique qui en a la charge. Mais elle est dirigée par un conseiller d’État honoraire et est composée de membres des grands corps. Pour l’aider, elle ne dispose que de cinq personnes pour trois millions de fonctionnaires. Sans compter que la commission ne dispose pas de pouvoirs d’investigation et que ses avis ne sont pas publics.
Il a été proposé plusieurs fois que ses attributions soient confiées à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, dirigée par des magistrats qui ont beaucoup plus de moyens et de pouvoirs. Ce transfert de compétence avait été voté, puis retoqué par le Conseil d’État. Aujourd’hui, une commission parlementaire propose de nouveau cette mesure. Nous allons voir si Macron l’accepte. S’il le fait, ça sera un vrai changement.