Le Lanceur

Deroxat, Prozac, Effexor, Zoloft : votre antidépresseur peut-il vous rendre alcoolique ?

© Tim Douet

Des dizaines de témoignages l’affirment, et d’éminents médecins le confirment : certains antidépresseurs peuvent vous faire tomber dans l’alcool. Ce risque concerne une classe de médicaments précise : les “inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine” ou ISRS. Ces molécules, dont la plus célèbre a été lancée en 1986 sous le nom de Prozac, étaient présentées comme des médicaments miracles. Aujourd’hui, ils sont accusés d’être peu efficaces et de créer de sévères dépendances. De plus, leurs effets indésirables peuvent s’avérer redoutables. On connaissait, entre autres, le risque de suicide augmenté, les pulsions agressives, voire meurtrières, les comportements compulsifs (jeu, shopping, etc.), l’accroissement de 87 % du risque d’autisme pour l’enfant exposé in utero. Quelques jours après la publication d’Effets secondaires, le scandale français (1), faut-il ajouter l’alcoolisme à la longue liste des effets secondaires des ISRS ?

Christophe* a 27 ans, en 2004, quand son médecin lui prescrit pour la première fois de l’Effexor®, à la suite de ce qu’il évoque sobrement, au début de l’entretien, comme “des décès dans la famille”. Le médecin ne lui délivre aucune consigne particulière. “Auparavant, je n’avais jamais abusé d’alcool. Je buvais quelques bières le week-end, dans des soirées… Mais je suis quelqu’un de responsable, si je savais que j’allais “descendre” deux ou trois verres, je ne prenais jamais le volant.” Christophe commence le traitement et ressent rapidement d’irrésistibles pulsions à consommer de l’alcool. Il boit de plus en plus, conduit dans la foulée et constate qu’il ne ressent pas les effets euphorisants de l’ivresse : “Sous ISRS, j’aurais pu boire une bouteille de vodka le matin et aller travailler comme si de rien n’était. Aucune gueule de bois. Mais ce n’était pas tout : à partir d’une certaine quantité, c’est comme si quelqu’un d’autre prenait ma place. Je me conduisais mal, je vociférais, je flirtais avec des filles – ce que je n’aurais jamais fait en temps normal, même ivre. Mes copains me racontaient mes “exploits” le lendemain, car je n’en avais gardé aucun souvenir. J’étais comme anesthésié, alors je n’en avais plus rien à f… Et ça a fini par bien bousiller ma vie.” Pendant quatre ans, Christophe n’établit aucun lien entre son traitement et son changement de comportement. Ses amis lui enjoignent de se faire soigner : à leurs yeux, il est “simplement” en train de tomber dans l’alcoolisme. Un soir, à un mariage, il boit et assure qu’il veut se suicider. La police arrive et l’embarque, un agent lui demande s’il prend de la cocaïne, de l’héroïne ou une autre drogue.

“Ce n’était plus toi”

Le lendemain, une fois de plus, Christophe ne se souvient de rien. Son meilleur ami lui relate les événements de la veille et lui lance : “Ce n’était plus toi. Tu me fixais, mais c’est comme si j’avais été transparent. Tu m’as fait peur.”

Quand Christophe réalise que ses problèmes ont commencé avec l’Effexor, nombre de ses amis lui ont déjà tourné le dos. Son épouse l’a quitté. Voici trois ans, après huit ans de traitement, il décide d’arrêter. “Les trois années les plus atroces de ma vie. Moi qui n’ai jamais été anxieux, j’avais des crises d’angoisse plusieurs fois par jour. Je perdais parfois toute sensibilité sur une moitié de mon visage, j’étais persuadé d’avoir une attaque.” Aujourd’hui, même s’il se promène toujours, par sécurité, avec un anxiolytique (calmant) dans la poche, Christophe s’estime tiré d’affaire. “Une seule crise d’angoisse par semaine, en moyenne. Mais je dois avoir une hygiène de vie irréprochable. Je suis dans la dernière phase de sevrage, avec une hypersensibilité aux excitants : une demi-tasse de café, un carré de chocolat, la moitié d’un sucre suffisent à provoquer une crise d’angoisse.” Idem pour les piqûres d’abeille, forcément fréquentes dans son métier. “Mon médecin n’aurait jamais dû me prescrire un antidépresseur, j’avais juste un passage à vide”, conclut-il. Il envisage de poursuivre le laboratoire.

 

Carol, 49 ans, vit dans le sud de l’Angleterre. Elle a également souffert d’un “coup de déprime” après la mort de son père. Au bout d’un an, elle se résigne à consulter. Son médecin lui prescrit de la paroxétine (Deroxat). Elle se sent moins épuisée, recommence à voir ses amis et à sortir. Très rapidement, sa consommation d’alcool passe de quelques verres de vin occasionnels à des quantités dangereuses. “Les bars et les restaurants de mon quartier m’ont vite repérée, certains m’ont interdit leur accès, raconte-t-elle. J’embarrassais mes amis. Je suis devenue incontrôlable, j’ai mis les autres et moi-même en danger un nombre incalculable de fois, et je ne me souvenais de rien le lendemain. Plus rien ne me semblait réel. J’avais tellement besoin de boire, c’est comme si j’étais possédée. Je ne m’arrêtais que si la police m’emmenait au poste, ou si je perdais conscience.”

Carole est licenciée, doit déménager. Après chaque cure de désintoxication, elle se remet à boire. “Pendant dix ans, c’est comme si le vrai moi avait été ligoté, bâillonné et enfermé dans le coffre, et qu’un autre moi, agressif et mauvais, avait pris le volant.” Elle passe plusieurs fois devant la justice entre 2006 et 2010. À partir de 2007, elle soupçonne que ses antidépresseurs sont à la source de ses problèmes, commence à lire des publications médicales, réalise que d’autres vivent le même calvaire. Elle tente, sans succès, de faire valoir cet argument en justice. Elle parvient enfin à se sevrer. Aujourd’hui, elle fait des ménages à mi-temps pour survivre.

 

“C’est comme traverser l’enfer, chaque jour devient une lutte”, résume Angélique, la petite cinquantaine. Elle est en pleine phase de sevrage d’antidépresseurs et d’alcool, communique difficilement, se coupe du monde certains jours. Elle raconte : “En 1996, j’ai perdu un bébé juste après la naissance, il est né avec une hypoplasie du ventricule gauche, une malformation souvent fatale causée par les antidépresseurs ISRS. Je n’ai pas fait le lien et, huit ans après, on m’a prescrit de la venlafaxine [Effexor], un autre ISRS. Je me suis mise à boire de façon compulsive, je dépensais de l’argent inconsidérément, j’étais agressive, je harcelais des gens, les menaçais de mort. J’ai perdu pied, et l’entreprise que j’avais créée a fait faillite.”

Après un divorce et la perte de sa maison, dont elle ne pouvait plus payer l’emprunt, Angélique vit dans un hébergement d’urgence.

Plus de 200 témoignages de patients

De telles histoires, on en trouve par dizaines sur le site de pharmacovigilance associatif du professeur David Healy : Rxisk.org. D’autres été transmises anonymement par la plateforme de pharmacovigilance privée en ligne Meamedica (2).

Le professeur Healy, un psychiatre irlandais enseignant à la faculté de médecine de Cardiff, au Pays de Galles, assure “disposer de plus de 200 témoignages de patients mettant en évidence ces pulsions à boire de l’alcool chez certains patients, dont des femmes enceintes”. “Chez une minorité de ces patients, détaille-t-il, la combinaison ISRS-alcool lève les inhibitions et peut les conduire à se comporter de façon agressive ou violente.”

Le professeur David Healy, psychiatre cofondateur du site de pharmacovigilance Rxisk.org © DR

“On peut dire que les IRS ont beaucoup d’effets secondaires… dont la mort !” lance le docteur Bruno Toussaint, directeur éditorial de la revue Prescrire (3). En juin 2015, Prescrire a écrit, dans un article intitulé “Antidépresseurs IRS et venlafaxine : intoxications à l’alcool avec violences” : “Selon quelques centaines d’observations, certains antidépresseurs semblent exposer à une augmentation de la consommation d’alcool, à des signes d’intoxication à l’alcool exagérés, avec des manifestations d’agressivité. Il s’agit notamment des ISRS et de la venlafaxine.”

Pour Bruno Toussaint, “il existe manifestement un lien entre les IRS et la consommation d’alcool. Mais, comme tous les comportements – y compris les pulsions meurtrières, suicidaires –, ces effets sont difficiles à répertorier et à quantifier. On pourrait dire que ce n’est ni bien décrit ni bien “rangé” dans les bases de données pharmacologiques. Et puis, l’interaction d’une personne et d’une substance est déjà un phénomène complexe, alors imaginez si l’on ajoute l’alcool à l’équation…”

Un médicament très puissant… ou égal à un placebo ?

Le professeur Bruno Millet rappelle que toute substance active est susceptible d’entraîner des effets secondaires. Ce professeur de psychiatrie exerçant à la Salpêtrière (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) est aussi le coauteur de Prescrire les psychotropes, publié en 2015 chez Masson-Elsevier, et le président du conseil scientifique de la fondation Pierre-Deniker – financée notamment par l’industrie pharmaceutique. C’est vers lui que renvoie le LEEM (lobby de l’industrie pharmaceutique en France), lobby vers lequel les génériqueurs Teva et Biogaran nous avaient eux-mêmes orientés, après avoir précisé que rien n’était remonté en pharmacovigilance (Eli Lilly, qui a lancé le Prozac®, Wyeth-Pfizer pour l’Effexor et GSK pour le Deroxat n’ont pas répondu à nos demandes) (4).

Pour le professeur Millet, les ISRS sont des molécules “très puissantes – plus le patient est déprimé, plus elles ont d’effet, et elles sont mieux tolérées que les traitements précédents”. Pourquoi, alors, les essais cliniques ne montrent-ils (au mieux) qu’une efficacité légèrement supérieure à celle d’un placebo ? “Parce que, dans les études, on élimine notamment les patients trop à risque de suicide, déclare le spécialiste. On teste donc la molécule sur des personnes légèrement déprimées, pour qui elle sera peu efficace. Pour moi, il est clair que les ISRS font mieux que le placebo.”

Interrogé sur une possible induction de l’alcoolisme par les ISRS, Bruno Millet déclare : “C’est la première fois que j’en entends parler. Cependant, cela ne serait pas complètement surprenant, parce que la fluoxétine et les molécules de sa famille inhibent deux enzymes hépatiques cytochromes, communes à l’alcool et aux ISRS. On sait que les ISRS peuvent favoriser l’impulsivité, donc augmenter le risque de consommation de produits illicites. Mais de là à créer une dépendance, voilà un pas que je ne franchis pas. On pourrait, au contraire, penser que les ISRS, en améliorant l’état d’un patient dépressif, l’aident à sortir d’une dépendance à l’alcool.”

Pour le professeur Millet, les ISRS sont préférables à l’ancien traitement de référence (les tricycliques ou imipraminiques, comme l’Anafranil, le Laroxyl, etc.) “en première intention”, c’est-à-dire comme premier traitement, dans les dépressions. La raison ? “Ils présentent un rapport efficacité/tolérance qui me semble supérieur aux tricycliques, qui peuvent avoir des conséquences désobligeantes pour le patient : sécheresse de la bouche, hypotension orthostatique [chute momentanée de la tension, généralement accompagnée de vertiges et/ou d’un bref  “voile noir”, au passage de la position couchée ou assise à la position debout, NdlR], tremblements

Pour autant, Bruno Millet précise qu’il rejoint “l’analyse de Bruno Toussaint sur un point : les ISRS sont trop prescrits”.

Tout comme le professeur Millet, les autres défenseurs des ISRS ne manquent pas de rappeler l’histoire du professeur Healy. L’Irlandais est en effet devenu une bête noire de l’industrie pharmaceutique, en dénonçant dans de nombreux articles (publiés dans des revues spécialisées), dès les années 1990, le risque de suicide accru des patients sous ISRS. La reconnaissance de ce risque a conduit les autorités américaines, en 2004, à imposer un avertissement explicite, encadré de noir, sur les emballages d’ISRS. Entretemps, en 2001, le professeur Healy a été écarté d’un poste de direction au département de psychiatrie de l’université de Toronto, suite à l’opposition de l’industrie, qui soutient financièrement ce département.

En 2013, il a établi un parallèle entre la banalisation des psychotropes et la multiplication des épisodes de “tueurs fous”. La même année, il a publié une liste de 98 médicaments “pouvant vous transformer en meurtrier, ou vous pousser à vous suicider”. Bref, l’auteur de Pharmageddon et de 18 autres ouvrages sur la médecine “a suscité beaucoup de controverses, il est vent debout contre les ISRS, et argumente à charge”, estime le professeur Millet.

La sérotonine, une “théorie de marketing”

Non content de dénoncer depuis plus de vingt ans les effets secondaires des ISRS, le professeur Healy juge que ces molécules sont commercialisées sans aucun fondement scientifique valable. Joint au téléphone et par appel vidéo, il assène : “L’idée que la dépression découle d’un déficit de sérotonine dans le cerveau ne tient pas debout. Dès les années 1960, les neurobiologistes l’ont invalidée. Cette théorie est une création marketing.”

Chez Prescrire, on utilise des termes plus policés, mais le constat de fond n’est pas fondamentalement différent. Signe révélateur, Bruno Toussaint parle des médicaments “présentés comme antidépresseurs” et des “inhibiteurs dits sélectifs de la recapture de sérotonine”.

“La dépression reste un phénomène inexpliqué, juge le médecin. Les ISRS reposent sur l’idée que cette maladie est due à un déficit, dans le cerveau, d’un neurotransmetteur, parmi les dizaines qui existent : la sérotonine. Nous gardons une grande prudence vis-à-vis de cette théorie ; bien sûr, le lien entre dépression et neurotransmetteurs semble évident, et on dispose d’arguments théoriques très convaincants, mais, en pratique, rien n’est aussi clair. Définir la dépression constitue déjà un défi. Une grande majorité des essais menés sur les ISRS datent d’une époque où la dépression était mesurée par un test, mais la dépression, ce n’est pas une graduation sur une échelle ! Les essais cliniques ont conclu que la plupart des ISRS étaient légèrement plus efficaces qu’un placebo. Mais ils sont loin d’aider tous les patients, et même chez ceux qui ressentent un effet, ce dernier reste très modeste.”

“La solution de facilité pour des consultations courtes”

Si les ISRS sont utiles, c’est uniquement sur les dépressions profondes et caractérisées. “Or, du côté des médecins, il est difficile de différencier une déprime passagère d’une vraie dépression, juge Bruno Toussaint. La dépression elle-même entraîne aussi des risques de suicide, le médecin craint de ne pas réagir assez vite. Et puis, les ISRS sont peu onéreux, bien remboursés, ils sont la solution de facilité pour le médecin qui veut que ses consultations durent un temps raisonnable. Pourtant, il doit aider le patient à répondre à cette question : mon problème de santé et l’efficacité de ce médicament valent-ils que je prenne le risque des effets indésirables ? En complément d’une psychothérapie, les ISRS peuvent aider certains patients, mais ils sont difficiles à arrêter. Si le médecin se trouve face à une femme enceinte ou susceptible de le devenir, le risque est réel. Pour les autres patients, il faut leur dire les choses calmement, mais clairement : ces médicaments peuvent provoquer des réactions inattendues, paradoxales, contraires à l’effet recherché, si c’est le cas, arrêtez la prise et venez m’en parler.”

Kirsten Myhr, experte norvégienne en pharmacovigilance, membre de la Commission d’évaluation du risque de pharmacovigilance (PRAC) de l’Agence européenne du médicament) et du réseau Health Action International Europe © DR

Un avis que partage Kirsten Myhr, spécialiste norvégienne de pharmacovigilance de renommée internationale, membre de la Commission d’évaluation du risque de pharmacovigilance (connue par son acronyme en anglais, PRAC) de l’EMA (Agence européenne du médicament), et membre du réseau Health Action International Europe : “Chaque jour, j’en suis plus convaincue : les thérapies doivent être individualisées. La façon dont les enzymes du foie dégradent les médicaments varie considérablement d’une personne à l’autre.” La scientifique déplore la surprescription massive de psychotropes en général, et d’ISRS en particulier, et se déclare en faveur d’une généralisation, en Europe, d’un avertissement pour l’agressivité, les risques suicidaires, et d’une mise en garde spécifique à l’intention des femmes enceintes ou susceptibles de l’être. “Et puis, il faudrait éduquer le public à envisager des thérapies cognitives et d’autres modes de traitement en cas de dépression, conclut-elle. Parfois, je me dis qu’on devrait pouvoir donner un placebo, mais ce n’est pas éthique…”

“Pour savoir si un médicament convient ou non à un patient, il faut travailler avec lui, lui demander comment il se sent, et il faut le croire ! s’exclame le professeur Healy. Partir du principe que le patient dit la vérité, jusqu’à preuve du contraire. Et ça, dans la médecine actuelle, ce serait un vrai changement de culture.”

 

* Par souci de respect de la confidentialité des personnes, les prénoms ont été modifiés.

 

  1. Antoine Béguin & Jean-Christophe Brisard, avec la participation d’Irène Frachon, Effets secondaires – Le scandale français, éditions First, mars 2016.
  2. Ce service, lancé en novembre 2010 dans certains pays européens, est porté par la société de droit néerlandais Insight Pharma Services BV, qui refuse de communiquer ses actionnaires et financeurs, mais assure que ce ne sont pas des organismes de l’industrie pharmaceutique.
  3. Seule revue médicale française indépendante, puisqu’elle ne dépend pas des laboratoires pour son financement.
  4. L’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) nous a renvoyés vers un expert extérieur pour le fond, et nous a répondu que concernant les signalements enregistrés dans la base nationale de pharmacovigilance, il s’agit d’une requête informatique complexe (du fait du nombre de spécialités à interroger et de la complexité à interroger spécifiquement les cas d’interactions entre la consommation d’alcool et les antidépresseurs de la classe des ISRS) à laquelle nous ne pourrons répondre dans un délai raisonnable”.
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