Copinage, emplois quasi fictifs, pantouflage aux frais de l’Etat… C’est la réalité décrite par le journaliste Yvan Stefanovitch dans son livre Rentiers d’Etat (éditions du Moment), dans lequel il énumère les postes de hauts fonctionnaires qui cumulent large rémunération et faible travail effectif. Des “fantômes au service de la République” qui regroupent ambassadeurs, préfets, généraux ou directeurs de services fiscaux, “en surnombre dans leur corps” et qui “se tournent les pouces”. Yvan Stefanovitch dénonce ces “places pour hauts fonctionnaires fatigués de travailler ou ne disposant pas du temps nécessaire, vu leurs multiples casquettes”. Un total de plus de 500 hauts fonctionnaires en trop dans les corps d’inspection et de contrôle, qu’il décrit comme “une armée de rentiers” et “une gabegie” économique. Entretien.
Yvan Stefanovitch : C’est un système très avantageux qui n’existe pas en Allemagne ou en Grande-Bretagne, où on est soit haut fonctionnaire, soit professionnel de la politique, mais pas les deux à la fois. Or, à l’Assemblée nationale ou au Sénat, on a 10 % de hauts fonctionnaires et 40 % de fonctionnaires, qui pourront revenir dans la fonction publique une fois leur mandat terminé.
Les services publics crèvent de l’hypertrophie de la haute fonction publique, celle qui dirige, qui manage, qui commande. Très peu de postes de hauts fonctionnaires sont supprimés et certaines augmentent même. Par contre, un fonctionnaire sur deux partant à la retraite n’est pas remplacé.
Cette réduction des effectifs touche les fonctionnaires simples, mais pas les hauts fonctionnaires ?
Le pouvoir politique dépend de la haute fonction publique pour appliquer ses décisions. Ces hauts fonctionnaires ont du mal à mettre à la porte leurs petits camarades, dont certains ont des salaires confortables, allant de 7000 à plus de 20 000 euros nets. Ces gens-là, on n’y touche pas.
Sans le parapluie de la haute fonction publique, ces drogués de la politique ne seraient jamais devenus des professionnels de la politique”
Vous parlez aussi de copinage, avec le cas de Christian Estrosi qui a, selon vous, profité de sa proximité avec Nicolas Sarkozy pour être nommé au Conseil économique et social en 1994, neuf mois après que son élection comme député avait été invalidée par le Conseil constitutionnel…
Les gens, à la tête de l’Etat, sont déconnectés par rapport à la réalité. Ils sont convaincus que ces nominations œuvrent dans l’intérêt général.
Il y a aussi l’exemple du sénateur du Val-de-Marne, Luc Carvounas, un vieux compagnon de route du Premier ministre Manuel Valls depuis une quinzaine d’années. Il a des fonctions au sein du PS, il est sénateur, il était directeur de cabinet de M. Bartolone pour les régionales de 2015. Tout ça sans démissionner de la fonction publique. Résultat, l’an dernier, il n’a été présent qu’à 12 reprises au Sénat et 15 fois en commission sur 40 semaines d’activité.
Vous les appelez “fonctionnaires hauts absolument débordés”. Avec ironie, parce que vous expliquez que, “débordés”, ils ne le sont pas tant que ça. Comme Jean-Christophe Le Duigou, ancien n°2 de la CGT nommé conservateur des hypothèques, travaillant une moyenne de 2 heures par jour. Comment peut-on arriver à ce genre de situation ?
Dès qu’il a été à la fin de sa carrière, il a été nommé pendant 9 mois conservateur des hypothèques et gagnait 9500 euros par mois. Sur cette base, il pourra toucher une retraite plein pot de plus de 3000 euros, alors qu’il n’a travaillé qu’une dizaine d’années à l’administration des finances et a été détaché pendant une trentaine d’années comme syndicaliste à la CGT.
Il existe aussi des dispenses de temps (jusqu’à 90 %) pour les hauts fonctionnaires qui sont également élus, qui favorisent les professionnels de la politique. Forcément, un médecin ou un salarié lambda aura beaucoup plus de mal à se présenter tout en maintenant son activité professionnelle.
La haute fonction publique permet à ceux qui veulent faire de la politique d’avoir tout le temps nécessaire pour essuyer des défaites électorales avant d’être élu. Sans le parapluie de la haute fonction publique, qui leur fournit le gîte et le couvert, ces drogués de la politique ne seraient jamais devenus des professionnels de la politique, avec tous les problèmes que cela crée…
Obliger un parlementaire, une fois élu, à démissionner de la fonction publique, comme en Grande-Bretagne, est la seule mesure qui peut modifier le recrutement du personnel politique et impulser un changement.
Le Conseil économique, social et environnemental est une clinique où l’on remet sur pied les membres de l’élite sans emploi ou qui ont subi une défaite électorale”
Vous parlez du Conseil économique, social et environnemental comme d’une “institution de la République qui ne sert à rien, sinon à rétribuer discrètement des syndicalistes et des élus naufragés du suffrage universel”. Cette institution est-elle à ce point inutile ?
Elle sert à recaser les copains des syndicalistes, les proches des associatifs et les élus battus. Quand on ne leur trouve pas de place, on les met au CESE. Ce ne sont pas des hauts fonctionnaires mais ils brassent de l’air aussi. Sur 233 membres du CESE, 193 sont nommés par les syndicats et les associations et 40, les PQ (personnalités qualifiées), sont nommés par le président de la République. Pour entrer au CESE, il suffit d’avoir 18 ans.
Non seulement il est inutile, mais c’est un racket sur l’Etat. Le chef de l’Etat nomme qui il veut et n’exerce aucun contrôle. C’est une clinique où on remet sur pied les membres de l’élite qui sont sans emploi ou qui ont subi une défaite électorale.
Avec un budget de 40 millions d’euros par an et 19 rapports publiés en 2014, soit plus de 2 millions d’euros le rapport, vos comptes ne sont pas tendres pour la productivité de ces conseillers.
Et ça monte à 100 millions d’euros par an si on rajoute les CESER, leurs petits frères de province, qui sont un peu moins payés mais qui n’en font pas plus.
Au CESE, à Paris, dans leurs magnifiques locaux de la place d’Iéna, les conseillers n’ont pas les moyens de travailler réellement. Le spectacle des séances plénières, une fois tous les quinze jours, est lamentable… Certains dorment ostensiblement, les autres travaillent sur leur ordinateur, téléphonent, écrivent des lettres ou lisent Le Monde du jour…
Il y a tout de même deux questeurs qui contrôlent, si ce n’est l’activité, au moins les présences ?
Jusqu’en décembre 2015, la trésorière nationale de Force Ouvrière était aussi l’un des deux questeurs du CESE. Elle était là pour sanctionner l’absence des conseillers en leur retirant une partie de leur rémunération de 3000 euros nets par mois. Le problème, c’est qu’elle creusait sa propre tombe puisque cet argent n’était pas retiré au conseiller peu assidu, mais à l’organisation qui l’avait nommé. L’absentéisme des conseillers FO du CESE privait donc son organisation de fonds en cas de sanction pécuniaire. On est chez les fous.
Certains ont été absents pendant plus de 6 mois, comme Laurence Parisot. Jean-Paul Delevoye, le président, m’a confirmé qu’il ne l’avait pas souvent vue. Il aurait dû, comme le prévoit un décret de 1984, la déclarer démissionnaire d’office. Mais Mme Parisot a simplement reçu une lettre recommandée de remontrances.
Dans son rapport annuel de février 2015, la Cour des comptes est moins sévère que vous. Elle reconnaît des lacunes, mais note que des efforts ont été faits et qu’il faut les poursuivre…
La secrétaire générale du CESE est elle-même détachée de la Cour des comptes ! Donc la Cour des comptes n’est pas trop méchante, on est entre amis…
Mme Lauvergeon est à l’origine du naufrage d’Areva. Personne n’a crié au feu mais personne ne sera sanctionné”
Parmi ces “rentiers d’Etat”, vous décrivez aussi des préfets ou des ambassadeurs quasi fictifs. Ils sont trop nombreux pour les postes existants ?
C’est le système. Les grandes écoles, comme Saint-Cyr, Polytechnique, l’ENA, délivrent autant de diplômes qu’il y a cinquante ans. Pourtant, le trop-plein est visible. L’exemple des généraux de gendarmerie est frappant. Il y a aujourd’hui 73 généraux de gendarmerie pour 100 000 gendarmes, contre 3 pour 60 000 gendarmes il y a cinquante ans.
C’est la même chose avec les ambassadeurs, dont une cinquantaine restent sans affectation, et avec les préfets. Il existe 125 postes de préfets territoriaux, à la tête d’un département ou d’une région. Or, il y a 250 préfets en activité.
Le phénomène dit du “tour extérieur” n’arrange pas les choses. Dans tous les grands corps de la fonction publique (préfectorale, ambassadeurs, corps de contrôle et d’inspection), notre monarque républicain possède le droit régalien de nommer de 10 à 25 % des effectifs. Aucune condition de diplôme pour ces nominations, il faut seulement être âgé de 45 ans tout en étant dans les petits papiers du président de la République.
C’est, au final, tout un système qui est touché ? Il doit quand même y avoir des garde-fous ?
Mais le problème est le même dans les instances de contrôle ! Par exemple, Mme Lauvergeon est à l’origine du naufrage d’Areva, qui va nous coûter, à nous contribuables, près de 8 milliards d’euros. La vingtaine de hauts fonctionnaires chargés de contrôler cette entreprise (à l’inspection générale des finances, au contrôle général économique et financier, à la Cour des comptes et dans les ministères) n’a jamais crié au feu pour stigmatiser cette situation catastrophique. Et personne ne sera sanctionné.
Vous racontez comment le président de la République François Hollande a “distribué sept postes” de préfet hors cadre en mission de service public (PMSP), ce qui est tout à fait légal, mais que vous qualifiez de postes de “préfet fictif à vie”. On est encore loin de la République exemplaire promise en 2012 ?
C’est François Mitterrand qui a mis en place ce système des PMSP, peu utilisé jusque-là. Ça permet de rétribuer un fonctionnaire plus de 5000 euros bruts par mois sans lui donner le moindre travail. L’intéressé peut rester chez lui pendant une période de 5 ans. Le président de la République procède à ce genre de nominations en prévision d’une possible alternance politique.
Ce que fait François Hollande aujourd’hui pour éviter à ses proches collaborateurs de l’Elysée (et à ceux de Manuel Valls) de se retrouver au chômage en cas de victoire de l’opposition en 2017. François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont fait exactement la même chose.
La loi devrait obliger un haut fonctionnaire à démissionner lorsqu’il est élu parlementaire ou patron d’un exécutif local”
Vous parlez d’“urgence à refonder la haute fonction publique”…
C’est surtout une question d’exemplarité. Le pouvoir politique ne peut pas demander aux Français de se serrer la ceinture, de payer plus d’impôts, alors que lui continue à faire bombance, notamment au profit des hauts fonctionnaires.
Dans la fonction publique, quand on fusionne plusieurs services sous l’étendard des économies de fonctionnement, on les réunit toujours au salaire maximum. Les directeurs d’entreprises publiques ou parapubliques peuvent gagner jusqu’à 30 000 euros nets par mois. Ça commence à faire beaucoup.
Et un haut fonctionnaire, qui est également élu, peut cumuler 4 ou 5 retraites. Comme Jacques Valade [professeur d’université, ancien ministre UMP, ancien vice-président du Sénat, ancien président du conseil régional d’Aquitaine, ancien président du conseil général de Gironde, ancien premier adjoint au maire de Bordeaux et ancien vice-président de la communauté urbaine de Bordeaux, NdlR], qui cumule 13 000 euros bruts mensuels de pensions de retraite, grâce à des indemnités de fonction supplémentaires qui lui permettent légalement de dépasser la retraite maximum d’un sénateur, fixée à 6500 euros bruts par mois.
Comment faire évoluer cette situation ?
Pour que les choses changent, la loi devrait obliger un haut fonctionnaire à démissionner lorsqu’il est élu parlementaire ou patron d’un exécutif local. C’est non seulement un problème financier mais aussi un problème de connivence, et donc de confiance.
La première tâche, pour retrouver la confiance du peuple, c’est la transparence. Et dans toutes nos institutions où travaille la haute fonction publique, notamment les institutions de contrôle, cette transparence n’existe pas.
Vous écrivez que “ce n’est pas demain que Hollande ou Sarkozy mettra en place un cordon sanitaire” entre ces deux professions. Vous n’avez pas l’air très optimiste…
Il faut multiplier ces livres, ces enquêtes, en faire plus, pour faire prendre conscience aux gens et faire plier le pouvoir politique, pour qu’il réforme ces conditions de nomination et de contrôle.
Le meilleur exemple reste celui du président de la République François Hollande. Il n’aurait jamais réussi à devenir parlementaire s’il n’avait pas été payé à ne rien faire pendant neuf années à la Cour des comptes. Le plus drôle, dans ce système : s’il est battu aux élections présidentielles de 2017, il pourra revenir “travailler” à la Cour des comptes jusqu’à sa retraite.